Aussi étonnant que cela puisse paraître, L’Elisir d’amore, opéra phare du répertoire, n’avait encore jamais été donné aux Chorégies d’Orange. Donizetti y a pourtant réuni toutes les caractéristiques du genre tel que le grand public peut se le représenter : charme et fraîcheur d’une musique qui fait alterner la joie et la mélancolie, recherche de la beauté expressive dans le chant, argument conventionnel – ténor amoureux de la soprano que veut conquérir un baryton et qui finalement triomphe de son rival –, apparente naïveté d’un livret ménageant comique de mots, de situation et de geste, plaçant en outre le public dans une forme de supériorité de savoir par rapport aux personnages. Le directeur des Chorégies, Jean-Louis Grinda, a fait un excellent choix pour cette représentation unique qui a réuni un assez grand nombre de spectateurs en dépit des effets conjugués de la septième vague d’épidémie de Covid, d’une situation internationale préoccupante et d’un contexte économique difficile qui limite considérablement les déplacements et la fréquentation des lieux culturels.
Malgré les inquiétudes qu’il suscite tout d’abord, le vent, suffisamment violent pour faire bouger les appareils de projection au point d’interrompre par moments les images vidéo, s’intègre parfaitement au décor, puisqu’il agite les épis de blé géants du décor conçu par Christian Taraborelli pour cette reprise, dix ans après, de la mise en scène inventive d’Adriano Sinivia déjà admirée, entre autres lieux, à Monte-Carlo en 2014 et à Bordeaux en avril dernier, depuis sa création à Lausanne en 2012. Cependant, disons-le d’emblée : ce n’est pas cette dimension qui nous a paru la plus réussie. Le parti pris de gigantisme d’un décor censé faire paraître minuscules les personnages de l’action, s’il fonctionnait parfaitement sur une scène de maison d’opéra, est ici fortement relativisé, et même distancé par le mur gigantesque du théâtre antique d’Orange, devant lequel le décor semble lui-même ramené à des dimensions bien modestes. Dans cette rivalité de grandeur, la roue de tracteur géante placée sur la scène est d’une redoutable laideur, qui jure avec la majesté voulue des lieux servant d’écrin à la statue de l’empereur Auguste. Rien n’interdit toutefois de voir dans ce contraste un effet comique invitant à sa manière à déboulonner les statues. Quoi qu’il en soit, le public manifeste sa joie et son amusement en observant, et acclamant parfois, dès avant le début de la représentation, et aussi pendant l’entracte, les saynètes qui mobilisent les ressources de la pantomime et du cirque dans une agitation ininterrompue ponctuée d’onomatopées et de borborygmes. La mise en scène est par ailleurs colorée et plaisante, (trop ?) soucieuse de ne laisser aucun répit au regard.
L’Elisir d’amore. Orange 2022 © Gromelle
Mais ce qui suscite une admiration sans réserve dès le début de la représentation, c’est l’Orchestre Philharmonique de Radio-France sous la direction impeccable de Giacomo Sagripanti, qui maîtrise, sans aucun conducteur, les moindres subtilités d’une partition qui n’en manque pas. Le plaisir du mélomane est à son comble lorsqu’il entend distinctement (tout en les voyant non moins distinctement) les musiciens ordinairement placés dans la fosse, les timbres et le phrasé de chacun des instruments, et la manière dont l’irréductible individualité de chaque instrumentiste se fond dans la masse organique de l’orchestre suspendu à la baguette du talentueux chef italien attentif aux moindres nuances de la musique et du chant.
Le chant, ce sont d’abord un extraordinaire Nemorino en la personne de Francesco Demuro qui remplace René Barbera, souffrant, et une merveilleuse Adina interprétée par Pretty Yende qui reprend ici un rôle qu’elle maîtrise parfaitement pour l’avoir déjà chanté à Londres en 2017 et à New-York en 2018. D’ailleurs, Pretty Yende et Francesco Demuro ont formé un merveilleux couple dans La Sonnambula de Bellini en juin 2021, avec un succès que confirme leur interprétation dans la représentation de L’Elisir d’amore donnée ce soir. Le ténor sarde s’impose dès les premiers mots de sa cavatine, « Quanto è bella », par une articulation et une projection qui semblent aussi aisées que naturelles. La beauté du timbre est au service d’une justesse d’expression qui ne se dément en aucun endroit de l’œuvre, et qui culmine naturellement dans la célèbre romance « Una furtiva lagrima », tenant en haleine l’ensemble du public, et bissé tandis que les projections vidéo – ici le kitsch est de mise et il est juste qu’il puisse émouvoir – rivalisent avec les étoiles du ciel nocturne d’Orange. La soprano sud-africaine n’est pas en reste, aussi à l’aise dans la virtuosité vocale et les sauts d’octave que dans le jeu scénique, alliant la grâce du chant à l’élégance corporelle, élevant ainsi l’apparente petitesse des personnages à la grandeur sublime de l’amour triomphant.
À côté de l’émotion et de la profondeur des sentiments, la dimension comique est incarnée par le personnage de Dulcamara, auquel le baryton-basse Erwin Schrott prête sa voix puissante et sa présence physique impressionnante, dans une interprétation parfaitement maîtrisée et convaincante. Le Belcore d’Andrzej Filończyk, s’il se prête avec talent à tous les caprices de la mise en scène et réussit magistralement le rôle d’acteur bouffon qui lui est dévolu, passe moins bien la rampe sur le plan vocal en raison d’une projection insuffisante qui rend le texte souvent peu audible et le chant peu sonore. En Giannetta, Anna Nalbandiants tire très honorablement son épingle du jeu et s’illustre aussi par son art de la pantomime, tout comme les Chœurs des Opéras Grand Avignon et de Monte-Carlo dont la présence complète avec bonheur cette histoire d’amour attendrissante – qui n’en est pas moins une critique douce-amère de l’humanité, comme le rappelle le nom du grand ordonnateur des festivités finales, Dulcamara.
Le véritable élixir, démonstration en était faite ce soir une fois de plus, c’est la musique de Donizetti et son art du beau chant.