Quand « le contre-ténor fétiche » du festival de Beaune depuis 1996, pour reprendre les mots d’Anne Blanchard, lui a proposé de donner une soirée de gala à l’occasion des quarante ans de la manifestation, elle ne pouvait qu’acquiescer avec joie. Le 31 juillet, la basilique accueillait Andreas Scholl et quelques amis déjà présents dans la cité bourguignonne pour d’autres concerts : Mari Eriksmoen et Paul-Antoine Bénos-Djian, protagonistes de Giulio Cesare deux jours plus tôt ; Sarah Traubel, applaudie en Amenaide dans leTancredi joué le 16 juillet et, pour les accompagner, les musiciens de l’Accademia Bizantina, partenaires de longue date de la star allemande qui, au demeurant, célèbrent également vingt ans de présence assidue dans ce haut lieu du baroque.
A tout seigneur tout honneur, commençons par le héros du jour : la leçon de musique et plus encore la leçon de chant délivrée par Andreas Scholl nous laisse pantois d’admiration. Brigitte Maroillat avait déjà mis en exergue la constance de l’artiste au fil d’une carrière exemplaire, mais nous ne nous attendions pas à une telle fraîcheur chez un falsettiste qui aura bientôt cinquante-quatre ans. Au sein de sa génération, seul Bejun Mehta peut se targuer d’une telle longévité et affiche une maturité aussi rayonnante. Non seulement le timbre d’Andreas Scholl a conservé son intégrité et son enivrante beauté, mais le temps n’a en rien entamé la pureté de l’émission ni la qualité de la projection. La voix de contre-ténor est une plante fragile, aime à dire James Bowman, qui ne cache pas avoir failli perdre la sienne dans les années 70. Andreas Scholl a limité ses apparitions à l’opéra et il ne s’est jamais aventuré dans des emplois qui risquaient de le mettre en danger. Et ce soir encore, le florilège dans lequel il se produit a manifestement été choisi, voire remanié à la dernière minute pour lui permettre de donner le meilleur de lui-même. Il interprète de mémoire chacune des pièces, toutes tirées de son répertoire et les souvenirs d’affleurer en nombre chez le mélomane.
Tube inusable, à l’entraînante gaité, « Sound the trumpet » (Purcell) nous met en appétit et ravive notre intérêt au sortir d’une lecture probe, mais modérément inspirée du concerto grosso Opus 6 n° 4 de Corelli. Après l’avoir chanté en compagnie de Christophe Dumaux, Philippe Jaroussky ou encore Maarten Engeltjes, Andreas Scholl forme un duo visiblement très complice avec Paul-Antoine Bénos-Djian. Il enchaine sans transition avec le célèbre « Dove sei » de Bertarido (Rodelinda), donné ex-abrupto, sans l’accompagnato qui l’introduit (« Pompe vane di morte ! ») : l’effet est, certes, saisissant, mais la portée dramatique de l’air s’en trouve amoindrie et Haendel doit se retourner dans sa tombe, lui qui a remis son ouvrage sur le métier à quatre reprises avant de parvenir à ce fondu enchainé quasi organique. Heureusement, tout est en place et le lyrisme de Scholl nous ramène au Met, en 2006, dans ce spectacle miraculeux et immortalisé par les caméras où il donnait la réplique à la Rodelinda de Renée Fleming. L’impétueux « Vivi, tiranno », annoncé dans le programme de salle, aurait-il exposé une (relative) perte d’agilité ? Toujours est-il que nous ne perdons pas au change. « Confusa si miri », l’aria di furore de Bertarido qui conclut le premier acte de Rodelinda, est moins virtuose, mais peut-être plus intéressante sur le plan théâtral et Andreas Scholl en souligne l’amertume, osant une plongée, inattendue mais habilement négociée, dans ses graves de baryton. Il avait déjà gravé Cessate, omai cessate (Vivaldi) – une des cantates favorites des contre-ténors, de Lesne à Cenčić. Il nous offre une version alerte et finement ciselée de sa première aria (« Ah, ch’infelice sempre »), l’ornementation de la reprise dépassant le décoratif pour assumer la dimension rhétorique du Da Capo.
Andreas Scholl© Impetto filmproduktion
Si son Amenaide (Tancredi) a conquis Fabrice Malkani, la brève incursion de Sarah Traubel chez Monteverdi et Haendel nous laisse perplexe. Le soprano colorature semble s’avancer en terres inconnues, avec une prudence qui confine souvent à la raideur et nous avons peine à croire qu’elle ait déjà abordé Giulio Cesare, comme l’indique sa biographie. D’entrée de jeu, « Tornami a vagheggiar » (Alcina) dévoile l’ampleur des moyens, la précision des notes piquées, mais la puissance du suraigu détonne, l’interprète se montre plus appliquée qu’impliquée et l’imagination, en berne. Du reste, la nôtre ne parvient pas à concevoir que Sarah Traubel ait pu se produire dans le Stabat Mater de Pergolesi aux côtés d’Andreas Scholl… Son chant manque par trop de nuances dans les adieux de Rodelinda et Bertarido (« Io t’abbraccio ») et si elle réduit la voilure dans « Pur ti mirò, pur ti godo » (L’Incoronazione di Poppea), elle reste à la surface des notes et des syllabes, seules les suavités du contre-ténor évoquant la tendre dilection et la félicité des amants.
Auparavant, Paul-Antoine Bénos-Djian aura retrouvé Didymus (Theodora), qu’il incarnait au TCE l’automne dernier, le temps d’un duo : « Streams of Pleasure », extatique et fusionnel, dans une symbiose idéale avec Mari Eriksmoen. Nous n’avions plus entendu un alto masculin prodiguer une telle lumière depuis David Daniels. Las ! Ottavio Dantone récidive et brise l’unité dramatique de la grande scène de Tolomeo, « Inumano fratel ! … Stille amare ». Privé du récitatif qui le prépare, cet arioso, écrit dans l’étrange tonalité de si bémol mineur, perdrait de son impact si l’engagement, à la fois viscéral et subtil, de l’interprète ne lui restituait pas sa puissance d’évocation. A l’image de son aîné, Paul-Antoine Bénos-Djian a opté pour des pages qu’il a déjà, magnifiquement, défendues. Comme l’agonie du pharaon, la grisante aria di tempesta de Rinaldo, « Venti, turbini, prestate » figurait déjà au programme de son récital beaunois l’été dernier, mais il a surtout déjà endossé le rôle et n’a nul besoin de la partition : son abattage nous régale.
Mari Eriksmoen ne s’éloigne pas non plus de ce qu’elle connaît : Cléopâtre et Agilea (Teseo), qu’elle abordait à Vienne en 2018 sous la direction de René Jacobs. Son « Da tempeste », honnête, mais dépourvu de fantaisie, nous laisse toujours sur notre faim, mais son lamento nous touche à nouveau (« Piangerò ») tout comme la plainte dépouillée d’Agilea (« Amarti si vorrei »), dont elle restitue l’insondable tristesse. Précédant ce numéro relativement peu couru, le concerto grosso de Geminiani constitue l’un des moments forts de cette soirée au point d’éclipser ceux de Corelli et de Haendel. Ottavio Dantone et ses musiciens en détaillent les tensions et les microclimats avec un sens aigu de la caractérisation dramatique, car cette page sombre a tout d’un drame miniature. Alors que nous nous demandions quelle configuration prendraient les bis – peut-être un arrangement de l’un des rares quatuors de Haendel – nous avons vite déchanté. Les rappels du public auront réussi à faire revenir les instrumentistes puis les chanteurs, mais uniquement pour d’ultimes saluts, une rumeur de désapprobation parcourant les travées de la basilique. Un banquet, organisé en soutien au festival, attendait une partie de l’auditoire, ceci expliquant probablement cela…