Il est des concerts qui marquent durablement la mémoire de ceux qui les ont vécus. Celui qui a été offert au public du Festival Berlioz en est. On avait oublié que Philippe Cassard, schubertien confirmé, accompagnateur renommé, n’avait abordé ces dernières années les Lieder de Schubert que de façon ponctuelle. Pourtant, en des temps déjà reculés, depuis 1993, le Viennois d’adoption avait régulièrement donné ses trois cycles, avec Wolfgang Holzmair. De surcroît, il a enregistré des Lieder avec Natalie Dessay. C’est dire sa familiarité ancienne à ce répertoire, transmis par Eric Werba. Quant à Samuel Hasselhorn, dont on se souvient de la consécration au Concours Reine Elisabeth de 2018, il a enregistré essentiellement des Lieder de Schumann, sauf erreur. Il avait répondu en mai dernier aux questions de Clément Tailla (Samuel Hasselhorn : « un récital de Lieder… »). Cette rencontre suscitait donc autant d’interrogations que d’espoirs, et le plus nombreux public avait envahi l’église de La Côte Saint-André.
Non seulement, il n’est pas une indication de la partition qui soit omise, mais, surtout, l’appropriation du Lied par chacun des interprètes comme leur absolue connivence suscitent une lecture inspirée, où le sens profond de la poésie se traduit par de subtiles inflexions, qui renouvellent son approche, malgré les centaines de gravures léguées par leurs prédécesseurs, des plus illustres aux plus modestes. Nous sommes proprement emportés, tenus en haleine par la force expressive de cette écoute.
Outre ses qualités d’émission, Samuel Hasselhorn est un conteur hors pair : pas un mot qui ne soit intelligible, projeté avec force ou murmuré dans un registre médian ou extrême. Ce qui était devenu ordinaire, voire banal, au fil des écoutes répétées, prend ce soir un sens renouvelé, comme si l’encre de Schubert était encore fraîche. Son engagement est absolu, comme s’il devait nous livrer son ultime témoignage.
Dès le Gute Nacht, qui ouvre le cycle (*), l’auditeur est frappé par le renouvellement des couleurs – vocales comme instrumentales – au fil des couplets. A la relecture de mes notes, il est malaisé de citer tel ou tel Lied, si ce n’est en fonction de ma familiarité au cycle, car aucun ne laisse indifférent, du caractère tourmenté que prend Die Wetterfahne (la girouette), au frisson qui nous parcourt lorsque les larmes gelées coulent (Gefrorne Tränen). Le piano, fluide et ses beaux contrechants d’Erstarrung (endormissement), l’émission superbe des aigus du célèbre Lindenbaum (Tilleul), avec une reprise finale transfigurée, tout passionne.
Philippe Cassard et Samuel Hasselhorn © Bruno Moussier
Il me faut résister à l’envie de recopier les pages de mon carnet. Chacun des interprètes met ses moyens exceptionnels au service de l’expression la plus juste, la plus fidèle du poème et de sa musique. La rythmique soulignée de Wasserflut (inondation), les phrases vocales sculptées, burinées comme des eaux-fortes de Auf dem Flusse (sur la rivière), le drame qui se joue dans Rückblick (regard en arrière), authentique scène lyrique d’une incroyable force, on est subjugué par tout ce que l’on découvre dans des œuvres que l’on croyait bien connaître…
Puisqu’il n’est pas question de poursuivre l’énumération des 24 Lieder, force m’est de vous livrer mes préférences, de façon totalement subjective. Dans l’ordre, Frühlingstraum (rêve de printemps), seul moment radieux, où l’insouciance, le souvenir du bonheur fugace éclaire le cycle, Die Krähe (la corneille), à la force dramatique fascinante, Im Dorfe (au village), nocturne où les aboiements des chiens troublent un illusoire sommeil, l’accablé et funeste Wegweiser (poteau indicateur) d’une ascèse poignante, les trois derniers, Mut (courage) dont la puissance désespérée, révoltée et le jeu pianistique fascinent, Die Nebensonnen (les faux soleils), hallucinés, et, pour conclure, Der Leierman (le vielleux), où la misère radote, obsédante, inexorable, morendo, dans la plus absolue solitude, dépouillée.
La réussite musicale apparaît pleinement aboutie. Mais n’est-on pas au-delà de toute musique ? Sans omettre de souligner la performance physique que constitue l’enchaînement des 24 mélodies, si exigeantes. Pas de césure entre les deux cahiers, pas un instant de suspension – en dehors de ceux qu’appelle la trame narrative – ne serait-ce que pour se désaltérer. Malgré la profusion de l’offre discographique, appelons de nos vœux l’enregistrement qui fixera ces moments où le temps est suspendu et la beauté évidente, palpable, chargée d’émotion.
A peine un mois après son anniversaire (le 12 septembre), Philippe Cassard soufflera ses 60 bougies le 11 octobre à la Cité de la Musique, avec ses amis les plus fidèles. Samuel Hasselhorn sera de la fête et y donnera des extraits de Schwanengesang. Un rendez-vous à ne pas rater !
(*) Des Baches Wiegenlied (la berceuse du ruisseau) qui ferme Die schöne Müllerin s’achève sur « Gute Nacht ! », formule répandue dans la musique allemande. Est-ce le fruit du hasard que le cycle suivant s’ouvre sur elle ?