Plusieurs commentateurs ont comparé la Tétralogie de Wagner à une symphonie. L’Or du Rhin serait l’allegro du début, La Walkyrie le poignant adagio, Siegfried tiendrait lieu de scherzo, et le Crépuscule des Dieux serait le majestueux final. De tout temps, c’est donc la puissance émotionnelle qui a été reconnue comme trait dominant dans La Walkyrie, et les metteurs en scène doivent s’y confronter avec plus ou moins d’appétence pour le genre. Après son Or du Rhin déjanté, marqué par une succession ininterrompue de gags, on craignait que Valentin Schwarz soit gêné aux entournures par le lyrisme de feu et de glace de la partition. Il n’en est rien. L’humour n’a pas disparu, mais il est mis au service de l’expression des sentiments. Si Brünnhilde se comporte parfois comme une enfant, c’est pour souligner l’affection envahissante que lui porte son père Wotan. Si les Walkyries sont représentées dans une clinique de chirurgie esthétique, c’est une preuve de leur narcissisme, qui ne les quittera qu’au dernier moment pour aider leur sœur en détresse. Si Fricka vient trinquer avec son mari à la fin de l’œuvre, c’est pour célébrer son triomphe : Siegmund est mort, et Brünnhile endormie pour très longtemps. La déesse du foyer et de la fidélité a donc tout lieu d’exulter.
On mettra de côté un acte I uniformément sérieux, d’où toute légèreté est bannie au profit d’un travail de fond sur les relations entre les trois personnages, éclairé par un usage sensationnel des lumières et un changement de décor en plein accord avec le lyrisme qui s’impose aux voix comme à l’orchestre. Si certaines trouvailles apparaissent lumineuses, comme les deux enfants en tenues argentées qui montrent les jeunes années des jumeaux, d’autres restent obscures, comme le fait que Sieglinde soit enceinte depuis le début. De Hunding ? De Wotan ? Impossible à déterminer à ce stade… De toute façon, l’ambition de Valentin Schwarz ne semble pas être de fournir une clé de lecture globale pour le cycle, mais d’en raconter l’histoire avec le plus de plaisir possible pour les spectateurs.
Comme la veille, dans L’Or du Rhin, les chanteurs se glissent dans leur rôle avec délices, et semblent épouser complètement le concept scénique, même quand il les met dans des positions inconfortables. Sieglinde doit ainsi chanter dans presque toutes les positions imaginables. Cela n’empêche pas Lise Davidsen de délivrer une prestation fabuleuse, où la puissance ne se transforme jamais en cri, où le lyrisme déchire le cœur tout en gardant au chant sa ligne et sa noblesse. Déjà sublime dans son duo du I et ses quelques répliques angoissées au II, elle crève littéralement le plafond avec son « Nicht sehre dich Sorge » final, où la salle entière semble trembler sous la force de ses supplications. Flagstad ressuscitée, ont dit plusieurs spectateurs lors des entractes. Le compliment n’est pas mince, surtout dans un tel endroit.
Plusieurs grincheux se sont plaint de son jumeau. S’il est vrai que le Siegmund de Klaus Florian Vogt n’a pas vraiment de registre grave et qu’il privilégie le lyrisme du personnage au détriment de son héroïsme, chacun devra convenir que ce qu’on entend est un véritable « bel canto wagnérien », une bouffée de lyrisme dans un répertoire qui met parfois les voix à rude épreuve. Et le volume assumé jusque dans le plus faible pianissimo est la preuve que Vogt a le format de Siegmund, n’en déplaise à ses détracteurs. Le Hunding de Georg Zeppenfeld s’inscrit dans une tradition plus identifiable : la basse wagnérienne sonore et rude, comme on la conçoit souvent à Bayreuth. Comme les moyens sont généreux et la projection excellente, le public lui réserve un triomphe.
© Bayreuther Festspiele
La Brünnhilde d’Irene Theorin aura droit à un accueil plus mitigé. Il est vrai que son chant est inégal. Si elle nous régale d’aigus envoyés comme des javelots, son grave est non seulement moins audible mais il apparaît parfois complètement désorganisé, avec des phrases à peine chantées et qui semblent se perdre dans le néant. On a une Walkyrie tour à tour couverte de gloire et comme perdue dans sa partie, au sujet de laquelle le jugement définitif est comme suspendu jusqu’au Crépuscule (la Brünnhilde dans Siegfried sera assurée par Daniela Kohler). La Fricka de Christa Mayer confirme ses qualités de la veille : ampleur, dramatisme, jeu de scène millimétré, qualité de la diction. Voilà une épouse qui donne du fil à retordre au roi des dieux. Tomasz Konieczny fait son entrée dans le rôle de Wotan, prenant le relais d’Egils Sillins. Quel changement ! Enfin, un ton et une autorité qui conviennent au personnage, loin du fantoche pâlichon de la veille. Les moyens sont illimités, et le Polonais peut même se permettre de s’en passer, dans le début du duo avec Fricka par exemple, où il se tasse comme écrasé par l’autorité de la mégère, avant d’exploser au début de son monologue. Le contraste est saisissant, et montre l’intelligence du rôle acquise en quelques années. L’acte III le montrera avec une intensité, un art de la profération, un investissement qui sont proprement inouïs. La colère, la déception, l’envie de vengeance sont reflétées dans ce timbre d’airain, qui semble ne jamais donner le moindre signe de fatigue, et qui termine sur la scène du feu magique avec la même fraicheur que les premières mesures de l’acte II.
Les Walkyries sont sonores mais inégales, certaines semblant mûres pour des rôles solistes alors que d’autres paraissent plutôt sorties d’un chœur. La direction musicale de Cornelius Meister gagne en assurance, et sa conception du Ring commence à apparaître : celle d’un lyrisme contemplatif, aux tempos mesurés, qui fait la part belle aux jeux de timbres dont l’Orchestre du Festival sait se montrer prodigue. Le pari est tenu avec une belle constance. Etant données les circonstances difficiles dans lesquelles le chef allemand a dû travailler, on avouera ne pas comprendre l’hostilité qu’une partie du public continue à lui réserver.