La pandémie de Covid a longtemps privé les salles européennes des tournées de grands orchestres américains. Aux premiers jours de sa nouvelle saison, la Philharmonie de Paris accueillait celui de Philadelphie, l’un des plus anciens et des plus prestigieux. Un événement en soi, qui ne suffit pas, cependant, à remplir complètement la salle. Ce « Phillysound », pourtant, mérite d’être entendu : plus aérées, moins directement extraverties que celles de ses homologues de Chicago ou de New-York, les textures du Philadelphia Orchestra projettent une lumière blanche sur chaque détail des partitions.
Cette clarté convient idéalement aux œuvres made in USA programmées en première partie. Knoxville : Summer of 1915 de Samuel Barber, sorte de « Soprano-Rhapsodie » convoquant dans la tendresse et la nostalgie des souvenirs d’enfance au cœur du Tennessee, élève la flûte et le hautbois en personnages à part entière ; la direction attentive de Yannick Nézet-Séguin les met idéalement en valeur, tout autant qu’elle soutient, sans jamais l’écraser, la voix puissante d’Angel Blue. Placée derrière les cordes, attentive à ne pas tourner le dos systématiquement aux spectateurs placés à l’arrière-scène ou sur les balcons latéraux, la soprano américaine dompte sans difficulté une acoustique que l’on sait compliquée pour les chanteurs. La largeur de l’instrument, son homogénéité dans les registres, le bronze du timbre, servent une interprétation particulièrement engagée, où la naïveté sait éviter le simplisme. This is not a small voice de Valerie Coleman, qui connaît ce soir sa création française, après sa première mondiale assurée à Philadelphie par les mêmes interprètes, se situe dans des registres voisins. Exaltation de la pureté et de l’énergie de l’enfance, éloge de l’amour parental, hymne au « Génie noir » : la compositrice tire du poème éponyme de Sonia Sanchez une partition volubile, qui ne craint ni l’ivresse de puissants tutti ni les suspensions de passages a cappella. Angel Blue est chez elle dans cette écriture qui met en valeur l’ampleur de son ambitus et l’étendue de ses capacités expressives ; après sa superbe Marguerite à l’Opéra Bastille en fin de saison, et loin des polémiques de cet été sur le blackface, elle démontre sa place parmi les sopranos les plus passionnantes et les plus polyvalentes de notre époque.
© Todd Rosenberg
Après l’entracte, la Troisième symphonie de Beethoven pouvait passer pour un retour assez conventionnel au grand répertoire. Mais l’Orchestre de Philadelphie, qui compta parmi ses directeurs musicaux Sawallisch ou Muti, est l’un des mieux placés pour éviter toute routine, même dans les œuvres les plus courues. Et Yannick Nézet-Seguin s’empare avec vigueur d’une partition dont il souligne à chaque instant la puissance crue, ivre, presque avide. Les quelques moments de respiration du premier mouvement cèdent rapidement face aux coups de boutoir d’accords martelés avec une netteté impitoyable. La Marche funèbre aura, ailleurs, été entendue plus solennelle ou recueillie, mais jamais plus rageuse. Enchaînés dans un même souffle, le Scherzo et les variations du Final ne laissent s’installer aucun temps mort, bâtissant méthodiquement et frénétiquement un tourbillon sonore dont on sort grisé. En bis, retour en Amérique avec Adoration de Florence Price, compositrice afro-américaine dont Nézet-Seguin et le Philadelphia Orchestra ont enregistré récemment les première et troisième symphonies, avant un programme symphonique le lendemain autour de Szymanowski, Chausson et Dvořák (prélude à une remise des Arts et Lettres à Nézet-Seguin) : le « Phillysound » peut décidément tout jouer !