Depuis 1927 La Juive avait disparu des programmes du Grand Théâtre de Genève. Son retour constitue donc un évènement et pourtant la deuxième représentation n’a pas fait le plein. La proposition scénique aurait-elle indisposé ? Notre voisin regrettait que le metteur en scène exploite au dernier acte l’extermination des Juifs par le régime nazi, et certes ni Halévy ni Scribe n’en avaient la prescience. En 1835, ils avaient écrit un mélodrame conforme à l’air du temps depuis le triomphe d’Hernani et de Robert le Diable, où s’entrechoquent les passions d’individus qui représentent plus qu’eux-mêmes. La situation politique en France ajoutait du piquant au sujet : la révolution de 1830,avait chassé un roi « de droit divin ». Désormais, l’Eglise qui faisait les rois depuis des siècles devait rabattre de sa prétention à influencer les gouvernements et contrôler la société. La loi dite « du culte israélite », six mois après l’accession au pouvoir de Louis-Philippe comme « roi des Français » avait déjà ce rôle, en proclamant l’égalité des droits civiques des adeptes de ce culte avec ceux des chrétiens.
Le sujet cher à Scribe qui l’avait proposé en vain à Meyerbeer avait l’avantage de la mise à distance temporelle et permettait, conformément à l’esthétique du grand opéra, l’insertion d’aventures individuelles dans un contexte historicisant, ici celui du Concile de Constance. En s’affranchissant de la date précise et en élargissant la perspective jusqu’au siècle dernier, David Alden a probablement l’intention de montrer la permanence des effets détestables du fanatisme religieux, si prompt à déchaîner la violence. Les passants auxquels s’attaque la milice n’ont d’autre tort que d’être Juifs : souvenons-nous que c’est seulement après 1965 que les Juifs ne seront plus qualifiés de « déicides » par les catholiques, mais de « frères aînés », à peu près les mots que Brogni adressera à Eléazar. Mais les sbires qui maltraitent les Juifs sont sous les ordres de l’empereur de droit divin qui parade pour célébrer la défaite sanglante des partisans d’une réforme de l’Eglise. Quant à la communauté chrétienne elle est hideuse, grâce aux costumes de Jon Morrell, à des maquillages savants et à des accessoires signifiants, tels les missels brandis ou les images et reliques exhibées lors de la procession, constituant un troupeau d’apparence sinistre dont les mouvements grégaires illustrent l’agressivité communautaire et dont la scène d’’ivrognerie crapuleuse dévoile l’immoralité. Alors, pourquoi pas complices des crimes nazis ? Sauf que généraliser, c’est exagérer, c’est donc se tromper, même si on ne peut nier que l’œuvre s’achève sur les cris de joie des chrétiens qui ont assisté au supplice.
Mais nous n’allons pas refaire le procès de Pie XII. Au-delà du parti-pris indéniablement partisan et dont on peut douter qu’il soit scrupuleusement fidèle aux intentions des auteurs, ce spectacle a une force et une cohérence qui s’imposent à l’admiration. La scénographie de Gideon Davey crée des espaces différents par le déplacement de grands panneaux orientables, ici une rue, là une salle à manger, une chambre ou une prison. Les chœurs s’y déplacent en blocs compacts dans une homogénéité dont même la pantomime de l’orgie ne vient pas à bout. Du coup les évolutions des solistes prennent un relief bienvenu. L’arrivée d Eléazar et de Rachel, dans leur élégante mais sobre tenue bourgeoise des années 30 du siècle dernier les distingue aussitôt de l’uniformité passéiste des habits et des crinolines. A l’indécente exhibition de la fête s’oppose la dignité de la célébration de la Pâque juive, qui réunit les générations autour du repas. Les scènes d’intimité sont traitées avec une habileté consommée : de la sérénade du pseudo-Samuel sous le balcon de Rachel – avec l’accompagnement de guitare prescrit – au boléro sensuel d’Eudoxie, aux divers face à face les personnages prennent tout le relief que l’œuvre leur consent.
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Serait-ce possible avec une autre distribution ? Celle réunie à Genève, outre une homogénéité rare de la qualité de l’articulation du français, à très peu près impeccable, se compose de solistes pleinement investis dans leurs rôles et dont l’apparence physique est le plus souvent compatible avec les personnages. Si tous ces personnages nous parviennent si expressifs, probablement est-ce dû à une direction d’acteurs précise . A la douceur recueillie du début du Te Deum va succéder la vigueur, puis la véhémence, la brutalité, que les chœurs insuffleront sans faille à leurs interventions, d’une précision irréprochable. Leon Kosavic campe les deux rôles du prévôt et du compagnon de Léopold d’une voix bien timbrée sans outrer pour le premier la sévérité de ses annonces, indiquant peut-être par là qu’elle n’est pas le reflet d’une nature brutale mais la simple application de la loi.
Pour la basse Dmitry Ulyanov, les notes les plus graves du rôle du cardinal de Brogni constituent une gageure à relever ; il le fait honorablement, même si le son devient râpeux. Mais l’essentiel n’est pas là : il donne au personnage l’humanité qui fait défaut à ses ouailles et le sauve ainsi d’une condamnation sans appel. On peut trouver facile que l’ancien bourreau tende la main à sa victime, et penser que ses efforts désespérés pour sauver Rachel relèvent moins de la simple humanité – à défaut de principes chrétiens – que d’une inconsciente voix du sang. Mais ces attitudes l’excluent du camp des irrécupérables .Le chanteur communique tout cela, en jouant des couleurs de sa voix, et dans ses duos avec Rachel et avec Eléazar l’affectivité du personnage atteint celle du spectateur.
Annoncée souffrante, Elena Tsallagova inquiète quelques instants par une justesse aléatoire et des aigus stridents, mais une fois la voix chauffée elle démontre avec brio qu’elle a tous les moyens d’une Eudoxie. C’est un aspect intéressant de cette production que la complexité conférée au personnage. . Privilégiée exigeante et volubile chez Eléazar, jeune femme narcissique aimant se mettre en scène, épouse sensuelle que le retour de son mari épanouit, David Alden nous fait témoins de sa défaite quand elle échoue à stimuler la libido de Léopold. A cette humiliation privée succèdera l’outrage public et elle finira par supplier sa rivale, dans un renoncement qui va racheter sa frivolité initiale. La crédibilité de cette évolution dépend évidemment du talent de l’incarnation et celle d’Elena Tsallagova ne laisse rien à désirer.
Son époux infidèle est campé par Ioan Hotea, dont l’intrépidité fait parfois frémir car s’il atteint les sommets vers lesquels il s’élance, parfois on perçoit trop l’effort. Quand il ne cherche pas l’exploit, il séduit par un comportement vocal et scénique qui anime le personnage ; on entend dans sa sérénade des souvenirs rossiniens et paradoxalement des accents de chantre de synagogue ; plus tard il est l’amoureux pressant, le rêveur éveillé, le penaud contraint à la fuite. C’est juste et c’est convaincant.
L’autre rôle de ténor, c’est celui créé pour et par Adolphe Nourrit, celui de l’homme qui, broyé de malheurs, sa femme morte, ses fils victimes des chrétiens, a pris le parti de la vie en sauvant un nouveau-né. Contraint à l’exil, il l’a emmené avec lui. Agissant ainsi, il l’a ravi à son père, exerçant sur ce chrétien une sorte de loi du talion. Il a élevé cette enfant dans sa foi, cherchant à lui donner l’amour d’une vie digne et de la prévenir contre les chrétiens, dont l’inimitié les environne. Et cette enfant est devenue la sienne. Mais il n’a rien oublié et son ressentiment est toujours aussi vif envers les bourreaux qui maltraitent sans trêve sa communauté. Et voilà, selon les lois du mélodrame, sa fille s’est éprise d’un ennemi perfide, venu les tromper en se faisant passer pour un coreligionnaire. La complexité de la situation de cet homme, déchiré entre sa foi et son amour paternel, entre martyre subi et martyre accepté, il incombe à John Osborn de l’incarner. Nos lecteurs savent notre admiration pour cet artiste, en qui s’unissent de manière exceptionnelle la maîtrise technique et la pénétration psychologique. Mais il reste un homme qui chante, exposé comme ses pareils à toutes les fragilités. Par bonheur la grâce était au rendez-vous : rien n’est venu altérer l’émission, perturber le contrôle, compromettre un aigu, affaiblir la projection. Et comme la démonstration vocale s’est accompagnée d’un comportement scénique à la fois juste et mesuré on s’incline avec respect et reconnaissance.
Rachel, celle qui allume les flambeaux de la veillée de prières, doit garder l’équilibre entre son statut de fille obéissante élevée dans la pudeur et la piété et la fougue de sentiments qu’elle peine à maîtriser. Somme toute, sa position ressemble à celle de Mathilde dans Guillaume Tell et il n’est pas étonnant que des couleurs voisines suggèrent cette filiation. Annoncée elle aussi souffrante, Ruzan Mantashyan ne nous fait pas languir : elle est d’entrée le personnage de cette fille dévouée à son père, discrète et déterminée, tant qu’il ne s’agit pas du pseudo-Samuel. La voix ferme sait se faire tendre et on comprend qu’Eléazar ne puisse résister à la douceur de la prière : « Pour lui, pour moi, mon père… ». L’écueil de la romance« Il va venir » a été franchi haut la main, le trouble puis la révolte aux révélations successives de Léopold, il faut à l’interprète un tempérament dramatique affirmé et la voix ferme et assez longue pour exhaler l’indignation ou les menaces. L’artiste a tout cela, et l’on est comblé.
Mais La Juive, c’est aussi beaucoup de musique, au moins quatre heures, dont une bonne partie à la création avait pour fonction d’accompagner le grand spectacle. De nos jours, une reconstitution à l’identique étant exclue, pourquoi ne pas tenter une continuité narrative plus resserrée ? C’est l’option de Marc Minkowski, après d’autres, et force est de reconnaître qu’elle a fonctionné admirablement. Ce que l’on perd en durée de la musique on le gagne en efficacité émotionnelle. En enchaînant les tableaux on rehausse les contrastes, et on augmente l’impact dramatique parce que les scènes sont resserrées. Osera-t-on l’avouer ? Ainsi rythmées, les péripéties que constituent les révélations successives nous ont fait penser aux soap operas où le but de chaque scène est d’amener le spectateur à une découverte qui surenchérit sur la précédente. Cela donne à la représentation une tension que l’alternance des scènes de foule et des confrontations d’individus ne dissipe à aucun moment. Elle est soutenue par l’admirable tenue de l’orchestre, dont les instrumentistes confirment leur haute réputation mais qui semblent avoir épousé toutes les intentions de Marc Minkowski. Quand il se définit comme le fils d’une chrétienne et d’un juif, il indique que sa sensibilité a été nourrie de ces deux sources. C’est ce qu’il donne à entendre, probablement par un travail plus soutenu ou plus attentif que d’autres sur les sonorités qu’il rattache à celles de la musique d’Europe centrale jouée par des musiciens juifs itinérants. Car, en profane que nous sommes nous avons perçu çà et là comme l’écho de la voix d’un chantre – dans la sérénade du pseudo-Samuel, dans la prière d’ Eléazar – englobés dans une composition où passent des échos rossiniens – certains accents de Rachel évoquent la Mathilde de Guillaume Tell. Dans l’Ouverture on croit entendre le chofar, et la douceur des violoncelles amène à se demander si Offenbach ne l’a pas jouée, lui que certains traits annoncent, comme maints autres anticipent le Verdi de Don Carlos. Evidemment cela irait sans dire mais il convient de préciser combien la lecture de Marc Minkowski peut-être vigoureuse, voire cinglante, mais quel travail a été accompli pour doser les intensités sans les outrer ! Cette exécution mémorable nous restitue Halévy tel qu’en lui-même : un syncrétisme qui en fait un héritier et un prophète. Quand le rideau tombe sur l’horreur du dénouement on ne peut pas être malheureux, tant l’œuvre a été traitée avec talent. Le « bouh » isolé qui avait retenti à la fin du premier acte est resté orphelin et c’est avec une belle unanimité que le public a fait un triomphe aux artistes. On envie les prochains spectateurs !