Une heure trois-quarts à pleine voix. Et huit bis, nous disons bien huit…
Ç’aurait pu être, on aurait pu craindre, un récital de routine, pour un festival aux mécènes généreux, dans un décor de carte postale suisse, chalets anciens, sommets poudrés, hôtels cossus.
Rien de tel. Ce fut une manière de happening, donné par un artiste d’une probité, d’un engagement, non seulement exemplaires, mais émouvants. Une manière d’à corps perdu, ou d’à cœur vaillant (…rien d’impossible…)
Morgane Fauchois et Roberto Alagna © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23
Un signe qui ne trompe pas : le petit rien d’incertitude dans les premières notes du premier air (le Grétry), indice d’un trac, étonnant de la part d’un artiste à la carrière considérable, installée, déjà légendaire, ayant chanté dans toutes les grandes salles, n’ayant plus rien à prouver.
Plus rien à prouver ? Il faut croire que si. Et d’abord qu’à cinquante-neuf ans (pardon de ce rappel assez mufle), la voix est d’une santé insolente, d’une projection terrassante. Notamment quand on est au premier rang de cette église de Saanen, aux fresques délavées par le temps, que le fantôme de Yehudi Menuhin continue de hanter et où le Gstaad New Year Music Festival et Caroline Murat, qui en est l’âme, avaient installé leurs pénates.
Vrai ténor toujours
Silhouette impeccable et smoking parfait, une coupe de cheveux de jeune homme (très dégagée sur les côtés, avec mèche presqu’encore un peu rebelle), Roberto Alagna, qui fut d’abord ténor lyrique (et quel !) semble s’avancer de plus en plus vers le ténor dramatique. Le timbre, immédiatement reconnaissable, très personnel, ne souffre d’aucunes brumes barytonnantes, comme certains de ses célèbres, et non moins admirables, collègues.
© Patricia Daetzi – Gstaad New Year Music Festival 2022-23
Clarté, éclat, soutien de la ligne, homogénéité, legato appuyé sur une impavide maîtrise du souffle, chaleur (rien de métallique), technique souveraine, diction devenue proverbiale, aisance apparente (dissimulant un travail qu’on imagine incessant, secret, assidu, épuisant) et par-dessus tout cela une générosité, un plaisir d’offrir, une joie à chanter, une manière de candeur, une affectivité débordante.
Quelque chose peut-être de fragile derrière la solidité immarcescible. Peut-être l’idée (on excusera cette psychologie à deux sous !) que ça marche formidablement, mais que ça pourrait s’arrêter, la merveilleuse machine se gripper (elle a déjà connu ça) et qu’il faut chanter tant qu’il fait jour, comme le disait à peu près Schumann.
Détail touchant : le mouchoir noir qu’il ne cesse de presser dans sa main droite, tel celui autrefois de Pavarotti ou de Gaby Morlay…
Puissance de feu
C’est sans doute à partir de l’air d’Eleazar d’Halévy qu’on le trouva le mieux en cohérence avec sa voix actuelle. Auparavant elle nous avait semblé un peu surdimensionnée pour l’air « Du moment qu’on aime », du Zémire et Azor de Grétry, quelqu’éclatantes fussent les notes hautes, sans parler d’une ligne vocale impeccablement liée. De même, dans l’Aubade du Roi d’Ys, c’est l’introduction mezza voce (« Puisqu’on ne peut fléchir ces jalouses gardiennes… »), les notes charmeuses en voix mixte, la lumière d’un la interminablement tenu, la note finale sur « mourir » filée à mi-voix, qui nous étaient apparues vraiment dans l’esprit de cet air élégant, jadis si fameux.
Morgane Fauchois et Roberto Alagna © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23
Mais donc dès « Rachel, quand du Seigneur », la démonstration devint vraiment éclatante : la noblesse des phrasés, l’incarnation du personnage (un père sacrifiant sa fille), la solidité du registre grave, la puissance de feu considérable (les décibels, autrement dit), une vocalise descendante à pleine voix puis une transition en voix mixte, l’homogénéité des registres…, bref une leçon technique impressionnante, mais aussi (surtout !) une sincérité, une honnêteté qui emportent l’auditeur, à quoi s’ajoute la maturité que les années ont ajoutée à cet air que le ténor a mis très tôt à son répertoire.
Le grand style
Le grand opéra français semble aujourd’hui la terre d’élection d’Alagna. Son Samson, comme son Eleazar, a connu la scène, notamment celle d’Orange en 2021, on s’en souvient. C’est la sobriété dans le pathétique, le goût parfait de la déclamation, la dignité, le grand style qu’on admire dans l’air « Vois ma misère », écrit pour un ténor dramatique dialoguant avec un chœur en coulisses. Le héros, aveuglé, enchaîné, seul dans sa prison, parle au Dieu qui l’a abandonné.
On n’a pas oublié l’image d’Alagna gisant à terre et chantant la fin de l’air le visage plaqué au sol au centre du Théâtre antique. Ici, plus de chœur bien sûr. Seuls demeurent la diction souveraine, le souffle, le timbre, les longues phrases, la grandeur de l’imploration « D’Israël détourne tes coups et je proclame ta justice ! »
Roberto Alagna © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23
Cette noblesse, on l’entendra à nouveau dans l’air de Lensky « Kuda, Kuda… » On verra, pendant la longue introduction distillée au piano par Morgane Fauchois, Alagna arpenter méditativement l’immense chœur de l’église de Saanen avant de lancer les célèbres « Kuda, kuda », d’abord en voix mixte, puis de glisser vers la voix de poitrine. Tout l’air sera conduit ainsi, entre l’une et l’autre, entre confidence et désespoir, entre intériorité et grand lyrisme romantique, dans une constante variété des registres, des sentiments, de la dynamique entre les demi-teintes et les a piena voce que demande Tchaïkovsky, sans jamais de sensiblerie, mais avec, pour en revenir à ces mots, noblesse et grandeur et une technique tellement sûre qu’elle peut se faire oublier pour un « Akh, Olga, ya tebya lyubil ! » d’une sincérité déchirante.
Le Wagner des Latins
Dans les adieux de Lohengrin, sa voix latine fera bien sûr des merveilles, aussi bien le « Ô Elsa ! Nur ein Jahr an deiner Seite » d’un lyrisme à l’italienne que la plénitude des « Kommt er dann heim » ou que le goût parfait de « Leb wohl, mein süsses Weib », mais on avouera, même en sachant qu’Alagna a chanté le rôle en scène à la Staatsoper de Berlin en décembre 2020, qu’on aurait bien aimé entendre par lui ce « Lieber Schwan » dans sa version française, le « Mon cygne aimé… » illustré autrefois par Georges Thill.
Roberto Alagna © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23
L’air du Cid, « Ô souverain, ô juge, ô père », très aimé des ténors lirico spinto, Roberto Alagna en a fait un de ses morceaux de bravoure. On admire ici le début a cappella d’une justesse sans faille, la diction à nouveau souveraine (ces diphtongues nasales dont il se joue sans problème), ce subtil entrelacement de diminuendos virtuoses, de notes filées, puis de fortissimos surpuissants, mais surtout cette manière de ne jamais tricher, d’être entièrement là, de chanter chaque mesure comme si sa vie en dépendait.
L’adieu à la vie, c’est d’ailleurs ce que chante Mario au troisième acte de Tosca. De son « E lucevan le stelle », seule page italienne de la soirée, Roberto Alagna fera une grande leçon de legato, de lyrisme, de respect sourcilleux de la partition, de mélancolie aussi, induisant inévitablement la première d’une série de standing ovations.
Roberto Alagna © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23
Le sourire dans la voix
Nous avions appris qu’il avait préparé pas moins de cinq bis avec sa pianiste, la parfaite Morgane Fauchois. Donc c’est à partir du sixième qu’on allait commencer à s’étonner…
Ce fut d’abord un Ave Maria de Schubert, chanté avec sincérité, une vraie ferveur et, nous sembla-t-il, on ne sait quelles couleurs profondément mélancoliques.
Puis comme libéré, joyeux, il se lança dans un florilège de chansons napolitaines envoyées à pleins poumons, d’une aisance insolente, le sourire dans la voix, le tout entrecoupé de « Vous en voulez encore ? », de « Dites-moi quand vous serez fatigués » ou de « J’en profite, parce qu’à partir de demain c’est Al Capone » (la comédie musicale que Jean-Félix Lalanne a écrite pour lui et qu’il créera bientôt aux Folies-Bergère).
Friandises
Parmi ces friandises, le « Au clair de la lune, mon gentil Pierrot » de Leoncavallo ou Les Millions d’Arlequin, délicieusement désuet (« Mais ce n’était qu’un songe d’amour / Oh le divin mensonge d’un jour, trop court… »), qu’Alagna a l’élégance de chanter avec le même soin que le grand répertoire…
Un ultime Funiculì, funiculà qu’il fit reprendre par le public (qui s’y montra relativement approximatif) acheva de faire fondre la salle, et notamment ses groupies, toutes ces jeunes femmes sur lesquelles il semble bien que les voix de ténor, celle-ci notamment, continuent d’avoir des effets foudroyants.
Morgane Fauchois et Roberto Alagna © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23