Déjà reprise en novembre dernier, la Carmen de Calixto Bieito revient sur la scène de l’Opéra Bastille pour la seconde fois cette saison. Tout a déjà été écrit sur la vision de l’œuvre de Bizet par le metteur en scène espagnol, dont la production voit le jour au Festival de Peralada au cours de l’été 1999 avant d’être reprise un peu partout en Europe et dans le monde : Barcelone, Venise, Londres, San Francisco, entre autres l’ont applaudie. L’Opéra de Paris l’accueille en février puis en juin 2017 ainsi qu’en avril 2019. Force est de reconnaître que près d’un quart de siècle après sa création, cette production demeure d’une efficacité redoutable pour peu que l’on accepte le parti pris de son auteur. L’action, située initialement dans les années 70, a été réactualisée, puisque l’on voit au troisième acte les personnages faire des selfies. Les décors sont minimalistes, un mât et une cabine téléphonique au premier acte, quelques voitures – des Mercedes ! – au II, un gigantesque « Taureau Osborne » au III et une arène symbolisée par un cercle de peinture blanche pour le tableau final suffisent à suggérer les lieux où se déroulent l’action. La direction d’acteurs insiste sur la brutalité des personnages, les soldats sont menaçants, ils frappent leurs adversaires, violentent les cigarière et les contrebandiers ne sont guère plus recommandables, c’est un univers glauque et sordide qui est ici représenté, même si ce soir, certains comportements à la limite de l’obscène vus lors de précédentes reprises ont été supprimés.
Carmen © Guergana Damianova / OnP
La partition choisie est celle de la création à l’Opéra-Comique, sans les récitatifs de Guiraud, avec juste ce qu’il faut de dialogues parlés pour ne pas perdre le fil de l’intrigue. Des coupures ont été pratiquées aussi dans la musique, notamment le second couplet du duo entre Don José et Escamillo au troisième acte. L’action, ainsi resserrée gagne peut-être en efficacité, mais la psychologie des personnages perd en profondeur et certaines répliques demeurent absconses, par exemple lorsque Don José charge Micaëla de dire à sa mère qu’il se repent, mais de quoi ? Puisqu’on ne l’entend pas expliquer à Zuniga les motifs de son affectation dans cette caserne.
Les seconds rôles retrouvent presque tous les mêmes interprètes qu’en novembre dernier à l’exception de Guilhem Worms qui campe un Zuniga à la voix sonore et bien projetée et au jeu d’acteur convaincant. Loïc Félix et Marc Labonnette incarnent leurs personnages avec justesse et des moyens vocaux idoines. Adèle Charvet et Andrea Cueva Molnar tirent adroitement leur épingle du jeu en faisant de Mercédès et Frasquita deux écervelées un peu fofolles, le public, amusé, leur réserve une ovation méritée au salut final. Nicole Car propose une Micaëla volontaire et dégourdie avec une voix large et une belle projection. Son air du III « Je dis que rien ne m’épouvante » est chargé d’émotion et finement nuancé. En Escamillo, nous attendions Etienne Dupuis mais celui-ci ayant été appelé pour remplacer Quinn Kelsey dans Le Trouvère qui se joue en alternance, c’est donc Ildebrando D’Arcangelo que l’on n’avait plus entendu à l’Opéra depuis 2014, qui incarne le toréador. Le baryton-basse italien a fière allure et possède une indéniable présence scénique. Vocalement, le style est adéquat et le français convenable. Cependant force est de reconnaître que le timbre, émacié sur une partie de la tessiture n’a plus sa rondeur et son velouté d’antan. Il n’en livre pas moins une honorable prestation. Joseph Calleja a paru en meilleure forme que lors de ses Tosca du début de saison. La voix est solide, le medium généreux et l’aigu gorgé de soleil. La prononciation est soignée en dépit de deux ou trois erreurs légères et le style est impeccable. Sa « fleur que tu m’avais jetée » avec son aigu mezzo-forte a été chaleureusement accueillie par le public. Le ténor maltais s’est montré particulièrement touchant lors du duo final face à une Clémentine Margaine inflexible et déterminée. La mezzo-soprano française retrouve avec bonheur le rôle qu’elle avait interprété lors des premières représentations de cette production en 2017. Le timbre est toujours aussi séduisant, les graves aussi somptueux et la voix semble avoir gagné en ampleur. Tout au plus pourrait-on regretter quelques stridences dans les aigus forte mais cela n’est que peccadilles à côté de l’incarnation époustouflante qui nous est proposée. Voilà une Carmen incandescente, sensuelle, animale qui occupe l’espace scénique avec aisance et conviction.
Saluons l’excellente préparation des Chœurs par Alessandro Di Stefano qui nous ont offert un début d’acte quatre particulièrement spectaculaire.
Au pupitre, Fabien Gabel faisait ses débuts à l’ONP. Dès l’ouverture il imprime à l’orchestre un tempo alerte qui permet à l’action d’avancer inexorablement et sans temps mort jusqu’au dénouement. Mais avec ce traitement, l’intensité dramatique du duo final se trouve amoindrie. Ce petit défaut se corrigera sans doute au fil des représentations. Sa direction n’en demeure pas moins efficace et brillante.