Après avoir consacré l’essentiel de ses recherches sur le début du XIXe siècle en France, tout particulièrement au Conservatoire de Paris, Frédéric de La Grandville signe cette somme appelée à faire maintenant autorité, s’ajoutant aux sources documentaires qui faisaient référence, les ouvrages de Constant Pierre, et, plus récemment ceux de Anne Bongrain, Joël-Marie Fauquet ou Jean Mongrédien, entre autres.
Deux tomes, clairement construits, qui peuvent être consultés séparément en fonction de la curiosité du lecteur. Le premier, intitulé « A ère nouvelle, nouvelle école », commence par faire le point sur la gestation tumultueuse du Conservatoire, sur les espoirs dont il était porteur. Si l’histoire a retenu l’action de Bernard Sarrette, qui aboutit à la création de l’institution en 1795, on oublie souvent qu’elle succéda à l’Ecole royale de chant (fondée par Gossec en 1784). Pas moins de 115 enseignants s’agrègent autour du premier dès 1795, partageant cet idéal d’un établissement d’enseignement porteur des valeurs républicaines, où serait formée l’élite musicale de la nation. Les contraintes budgétaires, le centralisme parisien hérité de l’Ancien régime mettront vite fin aux espoirs – quelque peu utopiques – des créateurs, et les écoles départementales ne verront pas le jour, dont chacune devait envoyer ses six meilleurs élèves à la capitale. Les Parisiens seront toujours les plus nombreux. Certes, les filles voient leurs choix restreints (solfège, chant et piano), mais leur effectif est prometteur.
Malgré les travaux de Prod’homme, de Crauzat, et de ceux cités plus haut, les premières années de l’institution demeuraient mal connues. Le contexte politique, très mouvant, préside à une organisation qui s’ajuste régulièrement en fonction des moyens alloués, mais qui sait garder le cap. L’ouvrage présente l’image la plus juste, la plus riche, la mieux documentée de la création et des premières années du Conservatoire. Appelé à devenir la référence de toutes les institutions d’enseignement musical, à rayonner plus qu’aucune autre dans cette nouvelle Europe en gestation, le Conservatoire est un des plus beaux fruits de la République. Ses valeurs s’appliquent à chacun, humble ou fortuné, civil comme militaire, roturier ou aristocrate, d’origine juive comme étrangère (malgré les difficultés entre 1822 et 42). Règlements, inscriptions, calendrier, tout est passé au crible. Le lecteur est plongé dans le quotidien de la vie de l’institution, des élèves comme des professeurs, répétiteurs et inspecteurs. Les examens, l’analyse fine des critères d’appréciation, les relations de tout ce petit monde sont documentés. Malgré des oppositions, le Conservatoire défend l’accès aux femmes « à l’instruction musicale […] qu’elles ne recevaient pas dans les anciennes écoles » (les maîtrises). A cet endroit, la mixité se fait évolutive pour les classes de chant. Les élèves chanteurs sont seuls à bénéficier d’une formation linguistique et culturelle. Cependant ces derniers ne peuvent recevoir l’enseignement d’un instrument, même si des stratégies de contournement existent. Les parcours individuels sont soigneusement consignés, analysés pour autoriser des observations plus générales. Les concours et les Prix (à partir de 1797, avec une interruption entre 1815 et 1820) constituent une nouveauté : le Conservatoire invente ces Prix, assortis de récompenses matérielles des lauréats (instruments et partitions). Les conditions des concours pour les onze disciplines alors représentées, la constitution des jurys, les parcours des lauréats, rien n’échappe à l’auteur.
Le second tome (« Comment organiser le renouvellement musical ? ») s’avère d’une égale richesse. Chacune des classes fait l’objet d’une étude détaillée, toujours remarquablement documentée. Le chant (pp. 60-168) est ainsi illustré au travers des classes vocales, de celles de déclamation lyrique et du pensionnat des chanteurs. L’enseignement, ses modalités, ses acteurs (*), la « méthode de 1803 », tout est dit. La diffusion musicale confiée au célèbre « Magasin de musique », les nombreuses publications, dont les méthodes font l’objet d’une étude tout aussi soignée. La bibliothèque, la distribution des prix, les concerts, les exercices de élèves et leurs programmes (**), rien n’est laissé dans l’ombre. Les concerts publics (« Exercices »), sont détaillés, et l’amateur de beau chant retiendra les pages consacrées aux solistes comme au répertoire.
Il faudra maintenant compter cette monumentale contribution comme la référence incontournable, préfacée opportunément par Emilie Delorme, qui préside à la destinée de l’institution depuis janvier 2020.
Si la bibliographie est la plus riche et la mieux organisée, on regrette simplement l’absence d’index, contraignant le lecteur à de fastidieuses recherches. Cette lacune devrait être comblée à la faveur d’une nouvelle édition.
(*) Charles Henri Plantade, Pierre Garrat, Louis Nourrit imprimeront leur marque, avec leurs collègues.
(**) Si, dès la remise des prix de 1797, un orchestre de 150 musiciens était constitué, ce n’est qu’en 1828 que Habeneck, ancien étudiant du Conservatoire, créera la Société des Concerts du Conservatoire, avec Cherubini et le Directeur des Beaux-Arts. Elèves avancés et professeurs s’y assemblaient pour y révéler les symphonies de Beethoven. La prestigieuse phalange se muera en Orchestre de Paris en 1967.