Après le triomphe d’Otello, créé en 1887, Verdi a cette fois bien l’intention de raccrocher. Retiré dans son domaine de San’Agata entre Plaisance et Parme, près de son village natal, il est redevenu le paysan qu’il dit depuis des années avoir toujours voulu être. Il répond même à son éditeur qui lui demande s’il peut utiliser quelques œuvres de la jeunesse du compositeur pour alimenter des partitions populaires, qu’il ne sait pas où elles se trouvent et qu’il en ferait bien un bon brasier…
Boito et Verdi à Sant’Agata
Mais comme le disait Giuseppina Strepponi à des amis qui désespéraient déjà par le passé de le voir renoncer à la composition, il suffit d’attendre un peu… Le librettiste Arrigo Boito, auteur de la refonte de Simon Boccanegra et du livret d’Otello, lui, n’attend pas. Dès la début de l’été 1889, à Milan, il parle à Verdi d’un nouveau projet autour de Shakespeare.Cette fois, il adapterait Les Joyeuses commères de Windsor avec pour figure centrale le gros chevalier Falstaff. Et il a déjà commencé
Victor Maurel, créateur du role
Une comédie ? Presque 50 ans après le four du très donizettien Giorno di regno, son seul opera bouffe, Verdi ne dit pas non. Il a toujours voulu revenir à la comédie, dont Rossini ne le croyait pas capable. Comme d’habitude, il a envie, mais veut bien se faire prier. Et comme d’habitude, c’est à travers les lettres qu’on voit sa position évoluer.
« En pensant à Falstaff, avez vous songé à l’énorme poids de mes ans ? (il a alors 75 ans). (…) Et si je ne résistais pas à la fatigue ? Et si je n’arrivais pas à terminer la musique ? (…) Avez vous une bonne raison à opposer aux miennes ? Je l’espère mais je n’y crois pas. Mais pensons-y et si vous, vous en trouvez une et si de mon coté je trouve la manière de m’oter dix ans de sur le dos, alors… quelle joie ! Pouvoir dire au public : « Nous sommes toujours là ! A nous ! » Adieu ! »
Emma Zilli, première Alice
Boito sent le poisson déjà bien ferré. Il répond deux jours plus tard, le 9 juillet 1889 : « Il n’ y a qu’un seul moyen de terminer votre carrière mieux encore qu’avec Otello, c’est de finir victorieusement avec Falstaff. Après avoir fait résonner tous les cris et toutes les lamentations du cœur humain, de finir avec une immense explosion d’hilarité ! C’est de les ébahir ! ».
« Amen, ainsi soit-il, faisons donc Falstaff. » On imagine avec quelle jubilation intérieure Verdi écrit cette simple ligne le 10 juillet 1889. « Pour l’instant, ne pensons pas aux obstacles, à l’âge, à la maladie ! Je veux aussi le plus grand secret et je souligne ce mot trois fois pour vous dire que personne ne doit rien savoir de tout cela. »
Giuseppina Pasqua, première Mrs Quickly
Verdi a confiance dans Boito, qu’il a mis à l’épreuve par deux fois, même si réussir une comédie n’est pas aussi facile que de faire pleurer Margot. Mais il est libre, il s’amuse comme un enfant. Le voilà qui se met à écrire des fugues comme s’il en pleuvait. « une fugue buffa ! Qui pourrait très bien faire dans Falstaff. Et pourquoi une fugue buffa ? Je ne sais ni pourquoi, ni comment, mais c’est une fugue buffa… ». Il veut un texte « simple, simple, simple », ce qui n’est pas chose aisèe avec une telle œuvre.
Antonio Pini Corsi, premier Ford
Boito termine le livret en mars 1890. Juste après, Verdi achève le premier acte. Mais l’année véhicule son lot de déconvenues et de tristesse. Plusieurs amis chers de Verdi sont malades ou disparaissent et il est pris d’un accès de mélancolie. Est-ce pour cela que lors d’un diner à Milan où se trouvent Boito et l’éditeur Ricordi, le librettiste porte soudain un toast à la santé du « Pancione » (le gros ventre en italien) ? L’assistance, médusée, finit par comprendre qu’un nouvel opéra est dans l’air. La nouvelle court comme une trainée de poudre dès le lendemain dans la presse milanaise. Mais ce bref moment ne soulage pas Verdi de sa mauvaise passe. La mort de ses amis Muzio et Piroli, la démence du chef d’orchestre Faccio, les tracasseries incessantes pour la protection des droits sur ses œuvres le minent et il n’écrit plus guère. Il ne s’y remet, très lentement, que durant l’année 1891, démentant les rumeurs régulières qui annoncent l’achèvement de la partition. Puis son travail se précise, il commence à penser à la distribution qui créera l’oeuvre.
Evidemment, la perspective d’être du dernier opéra de Verdi aiguise les appétits. La Scala exige que la première soit pour elle. Même Victor Maurel, le baryton souhaité par Verdi, surenchérit le cachet qu’il demande déclenchant l’inévitable colère du compositeur qui menace de tout arrêter. « Je demande simplement de rester maitre de ma chose et de ne ruiner personne, écrit-il à Ricordi. Si l’on me posait ce dilemme : « acceptez ceci ou cela ou brulez la partition », je mettrai tout de suite le feu au bûcher et j’y jetterais moi-même Falstaff et son gros bedon. »
Maurel, conseillé par sa femme, reste intransigeant, poussant Verdi à menacer de retirer l’oeuvre. Un accord est finalement trouvé et tout le monde peut se mettre au travail.
Comme toujours, Verdi paie de sa personne en dirigeant les soixante répétitions, dont sont exclus les journalistes les plus influents.
Voici 130 ans, le rideau s’ouvre sur le dernier opus lyrique de Verdi. Plusieurs moment sont bissés et la troupe est ovationnée pendant une demi-heure. Verdi et Boito, comme des souverains, doivent se montrer au balcon de la Scala et seront assaillis d’admirateurs en rentrant à leur hôtel. La critique est (presque) unanime, certains parlant de lave refroidie, le public stupéfait par la modernité de cet opéra à nul autre pareil chez Verdi.
Le vieux émilien a réussi le pari qu’il s’est fait à lui-même. Après tout, avoir envie, c’est bien vivre encore un peu. Et c’est bien la vie qui irrigue toute cette partition, dans ce fameux éclat de rire : rira bien qui rira le dernier !
Falstaff est l’ultime démonstration de l’art avec lequel Verdi sait insuffler le théâtre dans sa propre musique. Tout y est mouvement, tout y virevolte, tout y scintille, comme dans cet extraordinaire finale du deuxième acte, avant qu’on jette Falstaff, caché dans le panier à linge, dans la Tamise. Un moment de folie collective dans cette version devenue légendaire et où l’inattendu Fischer-Dieskau tient le rôle titre sous la baguette d’un Leonard Bernstein qui semble avoir branché le Philharmonique de Vienne sur une ligne à haute tension.