L’anthropologie culturelle et sociale étudiant les mœurs et les coutumes de groupes humains déterminés, nous allons pouvoir approcher aujourd’hui, grâce à ces deux DVD, l’ethnologie des amateurs d’opérette dans les années 1960 à 1990, sur l’ensemble du territoire français, mais aussi celle des concepteurs d’émissions télévisées et des chanteurs condamnés pour des raisons diverses à sacrifier à cette étrange réalité. Car le « florilège » qui nous y est présenté est bien représentatif tant des humains (spectateurs et acteurs) qui s’y trouvent investis, de la société qui les a créés, formés et nourris, que de la culture populaire en son ensemble qu’il représente ici. Et Claude Lévi-Strauss lui-même n’aurait pas renié l’étude de cette forme de culture populaire détournée par la télévision au point d’en secréter la mort.
De quoi s’agit-il en fait ? De plus d’une bonne soixantaine d’extraits d’une cinquantaine d’œuvres lyriques enregistrés dans le cadre d’émissions de télévision les plus diverses où, dans des décors souvent du plus mauvais goût – pires que tout ce que Disney a fait de pire en la matière – où se débattent des boys et des girls de music-hall recyclés dans l’opérette mal digérée. Si encore Maritie et Gilbert Carpentier s’étaient penchés sur la question, on aurait certainement échappé à cela, mais tel n’a pas été le cas. D’ailleurs, ce qui est le plus gênant, c’est le manque de continuité de ces extraits, car lorsque l’on regarde les deux émissions complètes d’Elle court… Elle court… L’opérette ! offertes en bonus (24 et 31 juillet 1982), on a bien les même défauts mais pas tout à fait la même impression : paradoxalement, ce sont ces deux bonus qui sont les plus intéressants.
Ces défauts, quels sont-ils ? On trouve avant tout un étonnant et incessant mélange qui fait passer de Ta bouche à Volga, de Véronique à Douchka, de Trois Valses à Nini la chance, et de La Périchole au Chanteur de Mexico. Comme chacun sait, les morceaux choisis sont toujours « les morceaux choisis par les autres ». Mais ici, absolument rien ne justifie l’ordre (le désordre) adopté. On aurait pu apprécier un volume consacré à l’avant-guerre de 14, un autre à l’entre-deux guerres et un autre à l’après-guerre de 40, autant il est vrai que le style, l’inspiration, le genre même évolue considérablement, alors que le mot « opérette » continue de tout désigner indifféremment, et alors qu’un genre nouveau, la comédie musicale, fait de son côté d’immenses succès à Broadway et au cinéma. Ici, on n’a que des décors sortis à la va-vite du magasin des accessoires des studios des Buttes-Chaumont, des mises en scène bâclées sans aucune inventivité ni mise en perspective, une vulgarité quasi permanente et des ensembles peu coordonnés, des arrangements et des coupures inadmissibles, et en prime la totalité réalisée en play-back !
Mais cela ne serait encore rien si l’on n’avait pas à supporter toute une kyrielle de chanteurs et de chanteuses d’une médiocrité affligeante : technique approximative, voix fatiguée, jeu stéréotypé… Ne leur jetons pas la pierre, puisqu’ils ont fait longtemps les beaux soirs de Mogador et du Châtelet, et d’interminables tournées derrière le couple vedette Marcel Merkès et Paulette Merval dont on pourra juger ici des performances, comme de celles de Nicole Broissin et de bien d’autres. Mais qu’ils acceptent de se montrer sur le petit écran dans de pitoyables play-back est indigne d’artistes professionnels. Sans doute fallait-il bien vivre, mais au point de se prostituer ainsi ? Et tout cela pour quel public ? Un public auquel la télévision enseignait ce qui était bien et beau, et qui ensuite essayait de retrouver sur scène ses petites émotions télévisuelles après une visite au Salon de l’agriculture ou aux Arts ménagers…
D’un autre côté, certains chanteurs d’opéras ayant entendu dire qu’il était de bon ton, outre Rhin et au-delà des Alpes, d’abandonner parfois l’opéra pour l’opérette (Elisabeth Schwarzkopf, Anneliese Rothenberger, etc.), se mettent à leur tour à les imiter, en participant à des émissions télévisées qui ne vont rien apporter à leur carrière, bien au contraire. On a donc ainsi droit à de bons professionnels (Mady Mesplé, Jacques Jansen, Jean-Christophe Benoît, Danielle Chlostawa, Elisabeth Conquet, Marc Vento, Jane Rhodes, Danièle Perriers…) qui viennent se fourvoyer dans des emplois et dans des genres qui, bien souvent, ne sont pas pour eux…
Vous l’aurez donc compris, le pire voisine ici avec le moins mauvais, et quand même avec le très bon. Le meilleur, c’est Bourvil, Dario Moreno, Luis Mariano, Annie Cordy, Jean-Marie Proslier, Colette Renard, Georges Guétary, Mireille Laurent, Mathé Altery, Marie-Thérèse Orain et Fabienne Guyon. Le moins bon, c’est donc quasiment tout le reste, même s’il y a des nuances à apporter ! Et pour couronner le tout, il n’y a même pas de livrets d’accompagnement…
Disons-le tout net : sans aller jusqu’à qualifier ces deux DVD d’anthologie du mauvais goût et de la ringardise, ce « florilège » n’intéressera que les anthropologues, et ceux qui veulent goûter à leur madeleine de Proust en retrouvant ce qui a bercé les trente glorieuses et un peu après. Nostalgie dirons certains ? Je réponds meurtre organisé et prémédité : on a là l’explication détaillée de ce qui a éloigné le jeune public de l’opérette traditionnelle, et on le comprend… Peut-on admettre qu’il soit intéressant d’éditer de tels extraits souvent si mal chantés, si mal filmés, si mal joués, alors que les catalogues dans ce domaine sont cruellement vides. Par manque d’enregistrements direz-vous ? Que non, par de simples questions de droits : alors, à quand l’édition en DVD de La Vie Parisienne de la Compagnie Renaud-Barrault, de Mademoiselle Nitouche avec Fabienne Guyon et Jean-Marie Proslier, et de bien d’autres intégrales qui dorment dans les placards ? Faudra-t-il attendre que ces enregistrements tombent dans le domaine public ? Il y a à l’INA de vrais trésors filmés entre 1958 et 1990 : pourquoi alors ne sortir que la verroterie ?
Jean-Marcel Humbert