« Deux cents ans après sa naissance, il est temps de faire entrer Ambroise Thomas dans notre catalogue ! ». Cette exclamation en préambule de ce nouveau numéro de L’Avant-Scène Opéra, le 262e depuis la création de la revue, en dit long sur la place que l’on réserve au panthéon lyrique à un compositeur dont le théâtre chanté fut pourtant le fond de commerce. Les amateurs de Mignon et d’Hamlet pourront toujours se consoler en remarquant que Vivaldi n’est pas mieux loti. Il a fallu au compositeur italien attendre 260 numéros de L’Avant-Scène pour que l’un de ses opéras – Orlando Furioso – soit enfin passé au crible.
Cette première publication consacrée à un ouvrage d’Ambroise Thomas est précieuse à plus d’un titre. Evidemment, elle rassemble toutes les informations utiles pour mieux connaître l’œuvre, le compositeur et le contexte, tant artistique qu’historique, dans lequel les deux s’insèrent. Mais elle sert aussi de prétexte pour instruire le procès d’un musicien taxé d’académisme que Chabrier exécuta en un mot si célèbre qu’il est usé : « Je ne connais que trois sortes de musique : la bonne, la mauvaise et celle de M. Ambroise Thomas ». Avec cette saillie comme chef d’accusation, Shakespeare pour objet du crime et Hamlet en guise de pièce à conviction, ce sont les contemporains du compositeur messin qui conduisent le réquisitoire. Dans une analyse que L’Avant-Scène a eu la bonne idée de reproduire intégralement, Tchaïkovski, guère plus tendre que Chabrier, écrit « Ambroise Thomas est un musicien expérimenté, qui a affiné au maximum ses capacités limitées, qui a parfaitement maîtrisé la partie technique de son métier, mais qui est totalement dépourvu de toute personnalité ». Les critiques de l’époque n’y vont pas non plus avec le dos de la cuillère. La revue Gil Blas dénonce « la mélopée flasque et grise, l’orchestre incolore et bruyant ». Jules Barbier et Michel Carré, les librettistes d’Hamlet (et de beaucoup d’autres opéras connus de l’époque), ont aussi droit à leur volée de bois vert : « C’est l’incapacité du drame de Shakespeare de se façonner en duos, en ariettes, en flonflons et en polkas, qui fait toute l’infirmité du livret ». Devant tant de mépris, ne vaut-il pas mieux l’oubli ? Une arrière-petite-nièce du compositeur voulant, à Metz, acheter une biographie de son aïeul dans la librairie située face à sa maison natale se vit rétorquer : « Mais qui est donc Ambroise Thomas ? ».
Appelée à la barre, Elisabeth Malfroy remet en quatre pages les pendules à l’heure, insistant notamment sur la nature parnassienne plutôt que conventionnelle d’une musique qui, si elle est conditionnée par les grands maîtres du passé, n’est pas aussi imperméable qu’on veut bien le croire aux tendances nouvelles. Ni grise, ni impersonnelle mais soumise à ses propres lois à commencer par le respect de sa francité. A ce titre, l’art d’Ambroise Thomas se refuse au wagnérisme et, dans une structure en numéros, n’utilise le chromatisme qu’à des fins expressives.
Mais c’est Gérard Condé, meilleur avocat encore, qui dans la préface de son guide d’écoute, trouve les arguments qui font mouche. L’écriture d’Hamlet offre pour une fois dans le répertoire la première place à la voix de baryton, ce qui valut à l’œuvre de rester à l’affiche et à son créateur, Jean-Baptiste Faure, une forme d’immortalité. Puis si, par sa fameuse boutade, Chabrier avait tout simplement voulu signifier que la musique d’Ambroise Thomas n’était ni bonne, ni mauvaise mais « tantôt l’une, tantôt l’autre, inexplicablement » ? Inégale ou – et c’est là ce qui la rend remarquable – douée d’un esprit de synthèse dont Hamlet se veut l’exemple. Wagner, Gounod, Verdi et même Offenbach réunis en un seul opéra. Partant de là, chacun trouvera son plaisir où il le cherche.
Christophe Rizoud
P.S. : Pour ceux qui veulent se forger eux-mêmes une opinion sur la musique d’Ambroise Thomas, Hamlet est à l’affiche de l’Opéra National du Rhin du 9 au 28 juin. Plus d’informations sur www.operanationaldurhin.eu.