Polémique et vieilles dentelles
par Bernard Schreuders
Vous n’avez pas la berlue: l’éditeur annonce « un chef-d’œuvre opératique de Haendel récemment découvert ». En effet, la partition a été mise à jour en 2007, dans le fonds Pitti Teatro de la Bibliothèque du Conservatoire « Luigi Cherubini » de Florence ; par contre, sa qualification et son attribution sont plus que douteuses. Tout d’abord, privé d’enjeu et de toute action dramatique, cette sérénade à six n’a rien d’un opéra. Elle célèbre le retour triomphal de Germanicus (alto) à Rome après sa victoire sur Arminius et s’articule en trois scènes contemplatives. Dans la première, les consuls Lucius (alto) et Caelius (ténor), César (Tibère, basse), mais aussi la foule vantent les mérites du général. La deuxième, plus chambriste, dévoile les retrouvailles de Germanicus avec sa femme, Agrippine (soprano), et avec sa mère, Antonia (soprano). Quant à la troisième, elle réunit les sphères privée et publique lors des célébrations officielles du héros au Capitole.
Par ailleurs, une petite poignée d’airs agréables et bien troussés fait-elle un chef-d’œuvre ? De surcroît, nous avons toutes les peines du monde à reconnaître dans ce Germanico la griffe du jeune Saxon. Même ce long concert de louanges lui donnait quelque occasion de déployer l’invention profuse et la puissance évocatrice qui caractérisent déjà la sérénade Aci, Galatea e Polifemo (1708) ou son premier essai en matière d’oratorio, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (1707), sans parler, bien sûr, de La Resurrezione (1708) et d’Agrippina (1709) qui, elles, n’ont pas usurpé le titre de chef-d’œuvre. La circonstance que l’ouvrage ne fut vraisemblablement pas destiné à un théâtre public mais à une représentation privée n’expliquerait en rien la faiblesse de l’inspiration. De fait, le génie du musicien n’avait nul besoin d’un tel enjeu pour donner toute sa mesure et il s’était d’ailleurs déjà exprimé, à maintes reprises, dans les cantates destinées aux cardinaux romains.
Aucun catalogue des œuvres de Haendel, pas le moindre témoignage n’évoque l’existence de ce Germanico. Il n’a survécu que sous la forme d’un manuscrit non autographe et anonyme, porteur de la mention « Del Sigr Hendl », selon la graphie, essentiellement phonétique, alors en vigueur pour le nom du compositeur. Les erreurs d’attribution, volontaires ou non, ne sont pas rares et l’argument paraît assez mince. Certes, Ottaviano Tenerani a lu attentivement « les études menées par Hans Joachim, Keiichiro Watanabe et Donald Burrows sur les types de papier employés par Haendel et ses copistes, les filigranes, le réglage, et les copistes eux-mêmes (ainsi que sur les papiers utilisés par des compositeurs « stylistiquement compatibles » avec la découpe de l’opéra et par leurs copistes) » et s’appuie sur ces travaux pour affirmer que le document date du premier séjour de l’Allemand à Venise ou Florence. Il remercie également Stephen Roe (Sotheby’s), Wendy Heller (Princeton), Donald Burrows, Charles Mackerras, Claudio Toscani (Milan) et Antony Hicks pour « leur précieuse collaboration » dans l’analyse du manuscrit, mais cette caution prestigieuse ne doit pas nous leurrer. En effet, elle permet tout au plus de conclure que la partition est contemporaine de la période italienne de Haendel, nos savants n’accréditant pas explicitement l’hypothèse téméraire du chef et musicologue à l’origine de cet enregistrement. Ottaviano Tenerani a beau en être profondément convaincu (qui sommes-nous pour remettre en question la sincérité de sa démarche ?), si la paternité de l’ouvrage pouvait être considérée comme établie, elle aurait certainement connu un tout autre retentissement dans la communauté scientifique et même dans les médias ; reste que l’avenir nous donnera peut-être tort. Finalement, que Haendel en soit ou non l’auteur, ce Germanico reste un opus mineur. Goûtons son atmosphère générale, suave et brillante, ses contours délicats alla Bononcini, mais n’en attendons pasplus que ce qu’il peut offrir : un aimable divertissement.
Triomphe oblige, notre mystérieux compositeur enrichit son orchestre de poche d’une paire de trompettes, mais recourt également au basson pour la berceuse d’Agrippina dont, hélas, le charme se brise sur les arrêtes du chant (Maria Grazia Schiavo) et rompt, à deux reprises, avec le goût italien en écrivant deux parties de violes de gambe obligées. Dès le prélude sur lequel s’ouvre la fête, Il Rossignolo nous séduit par la vivacité de son trait et une pâte fine, mais colorée et un goût très sûr. Germanico plastronne à l’envi, cependant sa bravoure manque cruellement d’originalité. Ce n’est pas son vaste récitatif accompagné, moins pénétrant que verbeux, qui va nous réconcilier avec un rôle-titre sans véritable consistance et que seule habille l’étoffe mordorée et les graves profonds de Sara Mingardo. Le consul Caelius, campé avec éclat et vigueur par Magnus Staveland, nous comble davantage encore dans le cantabile du très sensible « Nuovi raggi e luci nove », une des seules pages mémorables du coffret avec l’attendrissant « Germanico, son madre » d’Antonia (touchante Laura Cherici). César fait de la figuration (Sergio Foresti), au contraire du consul de Franco Fagiolo (Lucius), nasal, certes, mais qui dévore les traits à belles dents et semble corseté dans son uniforme d’apparat. On l’imagine sans peine sur le champ de bataille, aux côtés ou, mieux, face à la Mingardo, un duel riche de promesses qu’il nous sera peut-être donné d’entendre un jour.
Georg Friedrich HAENDEL
Germanico
Germanico
Sara Mingardo
Aggripina
Maria Grazia Schiavo
Antonia
Laura Cherici
Lucio
Franco Fagioli
Celio
Magnus Staveland
Cesare
Sergio Foresti
Ensemble et Chœur Il Rossignolo
Direction musicale
Ottaviano Tenerani
Enregistré à la Villa San Fermo, Lonigo, Vicenza, novembre 2010
2 CD DEUTSCHE HARMONIA MUNDI 88697860452
38’44 et 49’02