On se souvient des Récitations, de 1978, puis des Boulingrins, créé à l’Opéra-Comique en 2010. La grande parenthèse des années 70 à 2010, fructueuse en créations pour le théâtre musical, semble close. Elle avait réduit progressivement l’écriture de Georges Aperghis pour le concert. Né de parents plasticiens, ce dernier a été séduit, fasciné par la figure d’Adolf Wölfli, personnalité hors du commun, qui a déformé, transformé, recréé tout ce qu’il touchait, y compris le langage. Son œuvre de dessinateur l’a désigné comme fondateur de l’art brut. Et, malgré la distance chronologique et conceptuelle qui sépare les deux créateurs, cet enregistrement témoigne de fortes convergences entre eux.
Ainsi, Aperghis poursuit sa fructueuse quête musicale, dont l’énergie trouve sa source dans la volonté d’explorer les limites. Tessitures, nuances, virtuosités, alchimie des timbres, rien n’échappe à sa capacité à dessiner, graver, sculpter, colorer, animer ce magma vocal. Il broie, déchiquette les phrases, les mots pour n’en retenir que la force des phonèmes et celle des assemblages. A part le jeu sur l’ « Amen » qui conclut Die Stellung der Zahlen, rien n’est à proprement parler identifiable. Les titres eux-mêmes ne sont pas dépourvus d’ambiguïté : la marche funèbre [Trauer-Marsch] ne l’est qu’au second degré, si ce n’est au-delà. « Du berceau jusqu’à la tombe » [Von der Wiege bis zum Grabe] ne renvoie en aucun cas au poème symphonique de Liszt… Recours à toutes les techniques d’émission, du cri – bien sûr – au râle, au parlando, à l’exclamation, au rire, au chuchotement, à des blocs de grands clusters tenus. Climats allant du profond mystère à l’exubérance joyeuse, les textures, les couleurs se renouvelant au fil d’un discours dépourvu de sens… « le chaos » cher au compositeur. La notice d’accompagnement précise que la présentation graphique singulière de la partition mérite attention. Regrettons qu’aucune illustration n’y figure. Signalons cependant que le site du compositeur offre de nombreuses partitions manuscrites libres de droits.
Les Neue Vokalsolisten et le SWR Vokalensemble, que dirige Marcus Creed sont incontestablement des formations d’excellence particulièrement aguerries à ce répertoire contemporain : La recherche est au centre de leurs intérêts, recherche de nouvelles tonalités, de nouvelles techniques vocales et de formes d’articulation. Le résultat est éblouissant de maîtrise, de timbres, de relief, de contrastes : proprement inouï. A-t-on jamais repoussé aussi loin les limites de la polyphonie ? On pouvait redouter que l’audition continue d’œuvres a cappella soit réservée aux spécialistes, et engendre une certaine lassitude, ou irrite. Or, l’intérêt musical est sollicité de façon permanente, renouvelé, avec une imprévisibilité à laquelle l’oreille se familiarise vite. En dépassant l’accès épineux, la compréhension délibérément absconse, en écoutant les voix instrumentalisées et leur extraordinaire épanouissement, en se laissant porter par elles, le plaisir est au rendez-vous.