Dans Félicie aussi, Fernandel faisait ricaner nos grands-parents en emmenant sa conquête « A l’hôtel d’Abyssinie et du Calvados réunis ». Trois quarts de siècle plus tard, Jean-Christophe Frisch ne fait pas autre chose, mutatis mutandis, mais loin de susciter des gloussements, il stimule notre curiosité intellectuelle et approfondit notre connaissance de la musique ancienne par ses « interprétations historiquement informées ». De l’Abyssinie, il est presque question dans son livre Le Baroque Nomade, puisque l’un des chapitres nous emmène en Ethiopie, sur les traces des pères jésuite portugais qui, au XVIIe siècle, firent entendre dans la capitale du Négus messes et pieux concerts, oratorios romains mis en scène, brefs dialogues en recitar cantando alternant récitatifs, airs et ensembles. « C’est l’irrésistible mondialisation du baroque, qui parvient à émouvoir de Lima à Goa, de Riga à Manille ».
2014 est l’année des vingt ans de l’ensemble XVIII-21, qui porte désormais également le nom de Baroque Nomade. Jean-Christophe Frisch profite de cet anniversaire pour livrer le fruit de son expérience par écrit, et non plus seulement à travers des disques et des concerts. Et comme sa compagne, Cyrille Gerstenhaber, est soprano, il est bien entendu question de chant dans les pages de cet ouvrage, qui parcourt les principaux territoires explorés depuis trois décennies, à la recherche d’un style perdu, de phrasés oubliés en Occident mais miraculeusement préservés ailleurs, par le biais de la tradition orale. Cela suppose bien sûr une bonne dose d’imagination de la part des musicologues et musiciens qui entreprennent cette quête, et l’on pourrait d’ailleurs s’alarmer de lire souvent, sous la plume de Jean-Christophe Frisch, des formules comme « J’ai tendance à croire », « on pourrait imaginer », « il a bien dû arriver que » ; par chance, un nombre, certes réduit, de documents précis viennent étayer ces hypothèses et valider ce qu’il appelle notamment « crossover du XVIIIe siècle », lorsqu’un William Hamilton Bird utilise des mélodies entendues en Inde dans une sonates pour clavecin et flûte ou violon.
On suit notamment les traces de Pietro della Valle, dit Il Pellegrino (1586-1652), que ses pas portèrent au Moyen-Orient ; compositeur de l’Oratorio della sta purificazione refusé par le Vatican pour trop grande audace harmonique, et de bien d’autres œuvres aujourd’hui perdues, il s’intéressa à la musique turque, persane ou indienne. En Chine, le jésuite français Joseph-Marie Amiot (1718-1793) se fit théoricien de la musique de l’empire du Milieu. Dans un autre chapitre encore, la rencontre de musiciens philippins confirme les intuitions et les redécouvertes de nos baroqueux : « Une mélodie n’existe que par le sens des mots qu’elle véhicule ».
On lira avec un intérêt particulier les pages consacrées au chant, à « l’absence d’unité des registres vocaux [visant à] se rapprocher autant que possible, malgré l’utilisation de grandes tessitures, de la voix parlée où les formants des voyelles permettent la compréhension » (202-206). Et l’on attend avec impatience que XVIII-21 Le Baroque Nomade se livre à la recréation promise de La Cecchina, ossia la buona figliuola, opéra de Piccinni d’après la Pamela de Richardson, donnée en 1778 à Pékin, qui donna à l’empereur l’envie de se faire construire un bâtiment spécialement consacré aux représentations lyriques, deux siècles avant que Carmen soit chantée par des artistes chinois ou que Paul Andreu dessine les plans du nouvel Opéra de Pékin..