Un opéra en français où on comprend tout, c’est quand même mieux qu’un opéra en français où on est le plus souvent obligé de se référer au livret pour comprendre le texte, non ? Il fut un temps où cela allait de soi, un temps où l’on chantait à peu près tous les opéras en français, et où les mélomanes comprenaient les paroles. Et il ne s’agit pas seulement de bien prononcer, mais de cet art de l’articulation qui permettait de suivre sans le moindre effort, de cette façon de chanter avec un naturel total, fruit d’une longue fréquentation d’un répertoire.
Ce temps dura encore quelques décennies après la Deuxième Guerre mondiale, et c’est de ce temps que date L’Aiglon jadis disponible en 33 tours et à présent reporté en CD par le label Malibran. Entre le 19 décembre 1952 et le 14 janvier 1953, l’Opéra de Paris proposa sept représentations de L’Aiglon, dirigée par André Cluytens, avec Geori Boué, Liliane Berton, Roger Bourdin et Xavier Depraz. En 1958, à Bologne, Geori Boué participe à la création italienne de l’œuvre ; en 1961 et 1962, à Vichy, c’est elle encore qui défend le rôle du duc de Reichstadt. Autrement dit, la version enregistrée par la Radiodiffusion française en 1956 se situe à mi-chemin du parcours de la soprano, alors qu’elle venait d’interpréter le personnage en scène, et plusieurs années avant le virage de sa carrière vers un répertoire à la fois plus léger (dans l’esprit) et plus grave (dans les notes).
Timbre charnu et phrasé inimitable, Geori Boué est un Aiglon criant de vérité – vérité théâtrale, s’entend, et même vérité opératique, ce qui est sans doute encore un peu plus éloigné de notre quotidien. Pour ce personnage qu’elle sut s’approprier, elle fixe une référence incontournable, qui rend d’autant plus étonnant le choix désormais courant d’une mezzo pour tenir ce rôle.
Son époux, Roger Bourdin, maîtrise lui aussi cet art de dire en chantant, splendide acteur alors même qu’il était de vingt ans plus âgé que Geori Boué et allait prendre sa retraite moins de dix ans après. S’il est un peu moins fringant dans l’aigu que dans ses enregistrements d’avant-guerre, cela rend Metternich moins détestable en exposant les failles du personnage.
Même s’il n’était en 1952 que le maréchal Marmont, Xavier Depraz est un Flambeau immense, d’une majesté incomparable, maître de toute la tessiture, des notes les plus graves aux plus aiguës. En cela, il s’inscrit dans la lignée de Vanni-Marcoux, créateur du rôle en 1937, envers et contre la (mauvaise) tradition qui confie à des barytons ce rôle conçu pour une basse.
Comme on pouvait s’y attendre, Liliane Berton est exquise en Thérèse, et tout le reste de la distribution est un assemblages de personnalités vocales comme il n’en existe hélas plus guère, de timbres bien reconnaissables et de dictions savoureuses.
Evidemment, l’orchestre Radio-Lyrique ne saurait prétendre rivaliser en termes de moelleux et de soyeux avec les grandes formations symphoniques d’aujourd’hui, mais Pierre Dervaux était un chef de tout premier plan. Si seulement on n’avait pas coupé le début de l’acte III et sa valse, certes un peu guimauve et longuette (les deux premières plages du deuxième disque Decca, dix bonnes minutes de musique presque exclusivement instrumentale), on aurait eu une authentique intégrale difficilement surpassable.