Vous êtes l’un des ténors les plus prometteurs du moment. Pourquoi, alors que vous pouvez maintenant prétendre à la première place, avoir accepté le rôle secondaire de Fenton dans Falstaff(1) ?
Fenton est un personnage juvénile que Dominique Meyer a tenu à me confier, compte tenu de ma jeunesse (NDLR : 28 ans) et de ma personnalité vocale. Et comme il s’agit d’une production intéressante dans un théâtre important – le Théâtre des champs Elysées – avec un cast prestigieux – Alessandro Corbelli, Anna Caterina Antonacci, Marie-Nicole Lemieux, Ludovic Tézier… – j’ai accepté. Dans Falstaff, de toute façon, mis à part Falstaff, tous les rôles sont secondaires. Ils sont souvent sur scène mais ils chantent peu, Fenton comme les autres. Et pourtant tous mes illustres collègues l’ont interprété : Alfredo Kraus, Francesco Araiza… En fait, confier Fenton à un ténor vraiment lyrique plutôt qu’à un ténor de caractère donne une autre envergure au personnage. Il en est de même pour Nanetta qui est aussi un personnage secondaire et qui pourtant a été interprétée par les plus grandes sopranos lyriques légères, Mirella Freni en tête. Je n’ai pas l’intention d’inscrire le rôle à mon répertoire mais si, comme ici, on me propose de le chanter dans des conditions exceptionnelles, j’accepterai. Ce sera une bonne occasion de reposer ma voix !
Comment avez-vous décidé de devenir chanteur ?
Dès l’enfance, j’ai été baigné dans la musique ; mes parents écoutaient du classique et de l’opéra. J’ai toujours eu une prédisposition naturelle pour le chant. A l’âge de 8 ans, j’imitais Pavarotti en essayant dans les passages les plus aigus d’aller encore plus haut que lui. J’aimais chanter mais c’est plus tard, vers 17 ans, que j’ai décidé d’en faire mon métier, comme ça, un peu par hasard. J’ai commencé dans un chœur amateur puis, petit à petit, je me suis professionnalisé. Quand j’ai intégré la classe de Norma Palacios à Gènes, ma ville natale, je connaissais déjà tous les grands airs pour ténor du répertoire. A peine sorti du conservatoire, à l’âge de 22 ans, j’ai fait mes débuts au Festival des deux mondes de Spolète dans le rôle de Malcom de Macbeth. Au programme figuraient aussi La petite messe solennelle de Rossini et La Messa di Gloria de Puccini. En 2003, j’ai chanté mon premier Elisir d’amore à Bologne, le premier grand rôle de ma carrière. J’ai fait mes débuts à La Scala en 2004 dans Dialogues de Carmélites dirigé par Ricardo Muti, mon unique opéra en français à ce jour. Puis il y a eu en 2005 mon premier Elvino dans La Sonnambula à Bologne et ma première participation au Festival de Pesaro dans Bianca e Falliero. J’ai eu le privilège d’ouvrir la saison de La Scala en 2006 dans Idoméneo mis en scène par Luc Bondy et dirigé par Daniel Harding. J’interprétais le rôle d’Arbace. Plus récemment, en août 2007, j’ai chanté Le Barbier de Séville à Vérone, un opéra plutôt inhabituel pour les arènes, et en janvier 2008, Maria Stuarda à La Scala. L’un de mes prochains grands rendez-vous est Rigoletto à Covent Garden.
A propos de votre Arbace à La Scala, on peut lire sur Forum Opéra « En entendant Francesco Meli, on songe que Luciano Pavarotti connut d’abord le succès en Arbace avant d’aborder le rôle titre ». Sur notre site, on trouve aussi le commentaire suivant à propos cette fois de votre Percy dans Anna Bolena à Vérone « le style de Francesco Meli trouve matière à s’épancher dans le bel canto romantique, avec une élégance qui n’est pas sans rappeler Carlo Bergonzi ». Entre Pavarotti et Bergonzi, lequel choisissez-vous pour modèle ?
Aie ! C’est difficile… Je choisis la voix de Pavarotti et le style de Bergonzi. Carlo Bergonzi est un ténor avec une très grande technique, un phrasé excellent, qui respecte remarquablement les indications de la partition. Il est un grand interprète des rôles verdiens pour la lecture des rôles plus encore que pour la voix. Luciano Pavarotti, lui, est une voix incroyable qui n’a jamais existé auparavant et qui n’existera plus jamais. Il ne respecte pas forcément tout ce qui est écrit, comme le fait Bergonzi, et pourtant il réussit à travers sa voix à caractériser tous les personnages qu’il interprète, de Nemorino dans L’elisir d’amore jusqu’à Otello. Ce n’est pas le cas pour Bergonzi. Dans Andrea Chenier par exemple, Luciano Pavarotti a exactement la voix du poète amoureux, idéaliste avec cette manière lumineuse de chanter. Bergonzi a un phrasé merveilleux, porte beaucoup d’attention aux piani, aux forte, au rythme, à tout et pourtant il n’a pas la voix d’un poète. Idem pour Nemorino. Si Nemorino existait, il aurait la voix de Pavarotti, qu’il soit amoureux ou en colère. Bergonzi compose un très beau Nemorimo avec un legato merveilleux, des sfumature et des pianissimi. Il fait des trilles là où il y en a mais ce n’est pas la voix de Nemorino. En fait, parmi tous les chanteurs du passé et du présent, si je devais choisir un seul modèle, ce serait Pavarotti. Parce qu’il a tout : une voix magnifique, une technique parfaite, une projection incroyable, une prononciation exceptionnelle, la justesse de l’intonation. Il a aussi un phrasé et un legato merveilleux, différents de celui de Bergonzi qui est étudié quand Pavarotti le fait naturellement, d’instinct presque inconsciemment.
Votre voix aujourd’hui semble mieux convenir à Bellini, Donizetti et aux Verdi de jeunesse qu’à Rossini. Vous confirmez ?
Le répertoire italien du XIXe siècle est plus qu’un autre adapté à ma voix, surtout Donizetti et Verdi. Bellini, pas tant que ça en fait. Il faut pour Bellini un ténor beaucoup plus aigu que moi. J’ai chanté Elvino deux fois et je pense que je ne le chanterai plus. Rossini est un cas à part ; j’ai interprété en tout 4 opéras de Rossini, 2 « bouffes » et 2 « sérieux » : L’occasione fa il ladro, Il barbiere di Siviglia, Bianca e Fernando et Torvaldo e Dorliska. En fait, le Rossini buffo – La Cenerentola, L’italienne à Alger – appelle une autre vocalité que la mienne avec plus de virtuosité et de légèreté. Les rôles de baritenore qu’on trouve dans le Rossini serio – Otello, Rodrigo de La donna del lago, Pirro dans Ermione – me conviennent mieux. Ils demandent une voix de ténor lyrique avec une agilité di forza, de l’héroïsme, des accents plus romantiques dans un répertoire qui justement ne l’est pas. Je n’ai pas pour autant l’intention de chanter Rossini très longtemps. J’ai encore deux contrats à honorer : Maometto II au prochain festival de Pesaro et La Donna del lago à l’Opéra Garnier en 2009. Et après basta !
Comment envisagez-vous votre carrière dans les années à venir ?
Chanter des rôles légers me devient de plus en plus difficile car j’ai une voix claire et non pas légère. On confie souvent aux jeunes chanteurs ce type de rôles – Elvino, Almaviva, Ferrando, Don Ottavio – parce qu’ils font du bien à la voix. C’est vrai mais pas toujours, pas dans mon cas. Rossini avec ses coloratures et son chant syllabique n’est pas non plus ce qui me convient le mieux. Dans ce répertoire, ma voix ne se présente pas sous son meilleur jour ; elle n’est pas aussi belle et aussi ample. Marteler le diaphragme, comme le demande le chant rossinien, pourrait même à la longue créer des difficultés pour le legato, pour les longues phrases de Donizetti, pour le moelleux du son. Aussi, j’aspire maintenant à un répertoire plus lyrique, italien – Lucia, Traviata, Rigoletto, I Lombardi – et français – Werther, Romeo et Juliette. Je n’ai plus l’intention de chanter Mozart. Mon Ferrando au Théâtre des Champs Elysées cet automne sera le dernier, sauf circonstances exceptionnelles, si Riccardo Muti me demandait de le chanter à Vienne par exemple. Je sens que ce genre de rôles commence à me fatiguer, non pas à cause d’une carence technique mais à cause du poids de ma voix, de sa couleur. Ernani, Don Carlo, Il trovatore, Riccardo d’Un Ballo in maschera et presque tous les grands rôles du répertoire verdien s’inscrivent aussi dans ma vocalité à condition de les chanter comme je chante Rigoletto, c’est-à-dire avec une voix lyrique qui correspond d’ailleurs à leur écriture, et non pas à la manière dont les chantait Franco Corelli ou Mario del Monaco. Dans les années 50, sous leur impulsion, le ténor verdien est devenu un ténor dramatique. Auparavant, ces rôles étaient plutôt dévolus à des ténors lyriques avec une très grande projection comme Lauri-Volpi par exemple. Il n’est pas plus difficile de chanter Riccardo qu’Elvino. Au contraire, Elvino est beaucoup plus dangereux ; et je ne parle pas de Bianca e Falliero ! Le danger d’Un Ballo in maschera réside dans le côté passionnel de la musique qui entraîne à dépasser ses limites. C’est pour cela qu’avant de l’aborder, il vaut mieux s’être préparé avec des rôles moins extrêmes : Lucia, Roberto Devereux, Rigoletto… L’autre raison pour laquelle je n’interprète pas Riccardo aujourd’hui c’est qu’aux yeux du public, je suis encore trop jeune. Si demain, j’annonçais que je chante dans Un ballo in maschera, beaucoup crieraient à la folie alors que si je dis que je chante dans Roméo et Juliette de Gounod, personne ne trouvera à redire et pourtant le deuxième est plus périlleux que le premier. Mais c’est ainsi ; il faut suivre le chemin que la tradition impose. C’est encore plus vrai avec le bel canto romantique. Il existe en Italie, en France également, un petit groupe de mélomanes extrémistes qui veillent sur ce répertoire avec passion au point d’aller plus à l’opéra pour juger que pour apprécier. Quand j’ai chanté puis enregistré La Sonnambula à Lyon, nous avons choisi d’utiliser l’édition critique de la partition qui propose la plupart des numéros dans une tonalité plus basse que celle usitée. J’avoue que, pour moi, c’était plus commode mais ce n’est pas pour cela que nous l’avons fait, c’était une volonté musicologique du producteur. Quand le disque est sorti, ces mélomanes ont dit que j’avais voulu des tonalités plus basses parce que je n’étais pas capable de chanter selon l’usage. Ce genre de critiques est très difficile à entendre pour un chanteur. Avec Internet, ce phénomène a tendance à s’amplifier. Il suffit d’un commentaire malveillant pour qu’on échafaude des suppositions sans fondements. Des chanteurs fabuleux comme Rockwell Blake ou Chris Merrit ont crée dans les années 80 des modèles uniques. Il suffit de reprendre l’un des rôles qu’ils ont exhumé pour leur être aussitôt comparés. L’air « Vivi tu » dans Anna Bolena, par exemple, a été très peu interprété dans le passé. Si aujourd’hui, on ne chante pas la cabalette avec le ré à la fin comme Chris Merrit, c’est le drame. L’air ne se réduit pas pourtant à une note. On ne peut pas toujours juger une interprétation par rapport à une autre. C’est moins vrai dans le répertoire verdien, français ou vériste. Les réactions sont moins épidermiques. Heureusement car sinon, après Pavarotti, on ne pourrait plus rien chanter ! A l’opéra, si 4 spectateurs sifflent quand tout le théâtre applaudit, le chanteur ne retient que ces 4 sifflets. Si un ténor rate une note ou livre une interprétation moyenne d’Un bal masqué, on en parlera peu, mais dans le bel canto romantique, cela déclenchera des réactions dont l’agressivité me parait excessive. Les personnes qui réagissent ainsi oublient que derrière le chanteur, il y a du travail et il y a un homme.
Propos recueillis et traduits par Christophe RIZOUD
(1) A Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, du 19 au 29 juin 2008
© Alvaro Yanez / Théâtre des Champs-Elysées