Philippe Jordan a fait ses valises et l’Opéra de Paris attend désormais un nouveau directeur musical. Quelle serait sa tâche ? Elargir et consolider le répertoire de l’Orchestre, l’amener un peu plus souvent vers les rivages des grandes oeuvres symphoniques, canaliser des musiciens excellents mais au caractère bien trempé, redonner confiance, enfin, à une maison qui, comme tant d’autres, est traumatisée par la crise du Coronavirus… qu’il dirige avec ou sans baguette, le nouveau ou la nouvelle titulaire aura du pain sur la planche ! Un profil idéal existe-t-il ? Un seul homme ou une seule femme pourrait-il faire l’affaire ? Dans la période de crise sans précédent que traverse l’Opéra de Paris, un nouveau directeur musical serait-il une solution possible ou un problème de plus ? Sans prétendre à l’exhaustivité de l’encyclopédiste ni à la rigueur statistique d’un institut de sondages, Forum Opéra a dressé une liste de prétendants potentiels. Ce ne sont pas des pronostics, ce ne sont pas des souhaits, mais simplement des noms – et derrière ces noms, des conceptions de la musique qui pourraient orienter l’avenir de la Grande Boutique vers des horizons différents…
1. Gustavo Dudamel
Si nous étions l’IFOP, si une élection présidentielle avait lieu dans les prochaines semaines et si Gustavo Dudamel était candidat, nous serions tenus de le qualifier de « favori des sondages ». Norman Lebrecht (qui est aux bruits du couloir du monde de la musique ce qu’Alain Duhamel est à ceux de la politique) s’est lui-même fait l’écho de rumeurs persistantes à ce sujet. Le chef venezuelien, qui atteindra tout juste la quarantaine cette année, s’est fait naturaliser espagnol et chercherait un poste en Europe. Paris sera-t-il la prochaine escale d’une carrière bien rythmée ?
- Avantages :
Brillant et médiatique, l’actuel directeur musical du Los Angeles Philharmonic ferait un nouveau chef des plus prestigieux. Sa capacité à s’illustrer dans différents styles pourrait conduire à élargir le répertoire de l’orchestre, et son contrat avec Deutsche Grammophon occasionnerait peut-être de belles parutions discographiques.
- Inconvénients :
Si le wunderkind est devenu, depuis plusieurs années déjà, un citoyen de tout premier ordre du petit monde des grands chefs d’orchestre, ses affinités semblent, pour l’instant, plus symphoniques que lyriques. Et l’orchestre ne le connaît qu’à travers quelques représentations de La Bohème, en 2017.
2. Susanna Mälkki
« Une femme à la tête de l’orchestre du premier Opéra de France ! » Voilà qui ferait parler ! Certains commentateurs salueraient l’audace d’une telle nomination, alors même que l’expérience de Susanna Mälkki n’est plus à démontrer. A la fois violoniste, pianiste, violoncelliste, la cheffe finlandaise est surtout connue, dans nos contrées, pour son passage à la tête de l’Ensemble Intercontemporain (2006-2013) ; mais ses mandats à la tête des orchestres de Stavanger (2002-2005) et d’Helsinki (depuis 2016) l’ont conduit à explorer un vaste répertoire, où la musique contemporaine n’efface pas les oeuvres classiques et romantiques.
- Avantages :
Spécialiste reconnue de la musique contemporaine, Susanna Mälkki aurait sûrement à coeur de placer son mandat sous le signe de la création et du renouvellement du répertoire. Pour y parvenir, elle pourrait compter sur sa connaissance de l’orchestre de l’Opéra, qu’elle a dirigé dans cinq productions.
- Inconvénients :
Le répertoire lyrique de Susanna Mälkki est moins étoffé que son répertoire symphonique, et reste dominé par les oeuvres du XXème siècle et la musique contemporaine.
3. François-Xavier Roth
On l’a longtemps pressenti à la tête de l’Orchestre de Paris, avant que Klaus Mäkelä soit finalement choisi. Le fondateur de l’Orchestre Les Siècles, actuellement directeur artistique du Gürzenich-Orchester de Cologne et principal chef invité du London Symphony Orchestra, est une personnalité éclectique, à l’aise dans un répertoire allant du baroque à la musique contemporaine. Sa nomination ferait mentir l’adage selon lequel « nul n’est prophète en son pays »…
- Avantages :
Son mandat à Cologne (il a succédé à Markus Stenz en 2015) lui a donné l’occasion de diriger un vaste répertoire lyrique. A cette expérience de Kapellmeister, Roth ajoute, grâce à son Orchestre Les Siècles, une pratique des interprétations sur instruments d’époque, avantage non négligeable dans une maison comme l’Opéra de Paris, où le baroque occupe une place importante.
- Inconvénients :
Déjà multi-postes (outre Cologne et Londres, il est nommé en 2018 « Artiste associé » à la Philharmonie de Paris), François-Xavier Roth devrait sans doute renoncer à plusieurs mandats pour prendre la tête de l’orchestre de l’Opéra – qu’il n’a jamais dirigé. Le statut de l’Orchestre Les Siècles, enfin, poserait question, et on peut imaginer que les musiciens de l’ONP partageraient de mauvaise grâce la fosse avec une autre formation…
4. Lorenzo Viotti
Et si l’Opéra de Paris faisait le pari de la jeunesse, pour ne pas laisser le dernier mot à l’Orchestre de Paris et à Klaus Mäkelä ? Dudamel est à l’aube de ses 40 ans ? Mais Lorenzo Viotti en a à peine 30 ! Directeur musical du Gulbenkian Orchestra depuis 2018, annoncé pour prendre la tête du Dutch National Opera à partir de 2021-2022, le fils du regretté Marcello Viotti a dirigé de nombreuses représentations lyriques en Italie. A l’Opéra de Paris, il a dirigé une reprise de Carmen ainsi que le Gala des 350 ans.
- Avantages :
L’appétence de Lorenzo Viotti pour le répertoire italien pourrait réjouir ceux qui jugent que la grande boutique n’accorde pas assez d’importance à Rossini, Bellini, Donizetti. Mais le jeune chef montre déjà la volonté d’élargir ses horizons : au début de l’année 2020, c’est ainsi avec la Troisième Symphonie de Gustav Mahler qu’il a fait ses premiers pas à la tête du Philharmonique de Berlin.
- Inconvénients :
Nouvellement nommé directeur musical du Dutch National Opera, Lorenzo Viotti aura du mal à cumuler cette fonction avec un mandat à l’Opéra de Paris. Surtout, un poste si exposé pourrait vite se transformer en piège pour un musicien qui n’a peut-être pas tout à fait atteint sa pleine maturité artistique.
5. Antonio Pappano
Peu de chefs ont aujourd’hui l’aura de Sir Tony. Jeune directeur musical de l’Opéra National de Norvège, puis – à 32 ans – de La Monnaie, il est devenu après dix ans de mandat bruxellois le directeur incontesté de la Royal Opera House de Londres. Là, Pappano, chantre de la paix sociale et de la bonne humeur, est incontesté, mais à 61 ans le temps est peut-être venu de se confronter à de nouveaux défis (diront les bonnes âmes) et de voguer vers une institution dotée de considérables appuis publics et dont la trésorerie ne dépend pas du mécénat déliquescent (diront les mauvaises langues).
- Avantages :
Sa stature internationale et son exceptionelle bonne humeur en feront l’interlocuteur privélégié d’un orchestre constitué de durs-à-cuire. Sa civilité et son sens du compromis pourraient plaire au prudentissime Alexander Neef.
- Inconvénients :
Bien qu’à peine sexagénaire, Pappano pourrait apparaître comme un choix d’un luxe banal, comme quand les grands clubs de football opèrent un simple roque entre les attaquants star.
6. Maxime Pascal
La jeune génération de chefs français ne manque pas de retour, et Maxime Pascal est là pour le prouver. A la tête de son ensemble le Balcon, il monte Strauss et Berlioz avec la même aisance que Grisey ou Stockhausen. Malgré son jeune âge, on le retrouve à la tête de plusieurs orchestres lyriques de premier plan : Scala, Opéra de Paris, Festival de Salzbourg, Teatro Massimo, Opéra Comique…
- Avantages :
Sa présence à la tête de l’orchestre de la Grande Boutique permettrait d’aller contre trois préjugés au moins. Le premier selon lequel nul n’est prophète dans son pays, et le deuxième qui veut qu’un Generalmusikdirektor soit nécessairement chauve et bedonnant. Ses succès dans Debussy, Ravel et Puccini prouvent enfin que création et répertoire peuvent être défendus par les mêmes interprètes.
- Inconvénients :
On pourrait certainement lui reprocher un manque de connaissance des grandes structures lyriques internationales, et de n’avoir dirigé l’orchestre de l’Opéra que pour une seule série lyrique (et quelques ballets). C’est ce qu’on aurait aussi pu dire de Klaus Mäkelä, jusqu’à ce qu’il soit promu à la tête de l’Orchestre de Paris. Tout espoir est donc permis.
7. Barbara Hannigan
Malgré son répertoire exigeant, il est difficile d’ignorer le phénomène musical qu’est Barbara Hannigan. Non contente d’être l’une des meilleures interprètes lyriques de la musique d’aujourd’hui, elle se fait doucement un nom comme chef d’orchestre, puisqu’on la retrouve régulièrement à la tête du Philharmonique de Radio-France, de l’Orchestre de Göteborg ou des Münchner Philharmoniker.
- Avantages :
Par sa parfaite connaissance du métier de chanteur et des impératifs de la scène, elle possède une longueur d’avance sur nombre de ses collègues. Son engagement pour la transmission du savoir et envers la jeune génération d’interprètes redorerait certainement le blason d’une institution dont la médiation culturelle reste le point faible.
- Inconvénients :
Conséquence inévitable d’une artiste au faîte de sa carrière, Barbara Hannigan est peu disponible. Après la longue période de jachère qu’a connu l’Opéra de Paris, il serait bon de renouer avec un directeur musical pleinement investi dans son nouveau poste.
8. Alain Altinoglu
Et l’exception culturelle française dans tout ça ? Voilà la valeur-refuge des chefs d’orchestres hexagonaux. Il présente un nombre considérable d’avantages : un bilan social et artistique unanimement salué à La Monnaie, un âge à mi-chemin entre la jeunesse et la sagesse, une expérience à la tête des formations prestigieuses, une technique que beaucoup lui envient et l’art de déminer les conflits. Sans compter que du belcanto italien à la musique contemporaine en passant par Wagner, il a dirigé plus ou moins tous les répertoires. Un temps annoncé à la tête de l’orchestre de l’ONP quand Peter de Caluwe – son directeur général à La Monnaie – faisait figure d’outsider face à Alexander Neef, Alain Altinoglu est à La Monnaie depuis cinq ans. Or s’il est une chose que personne ne conteste, c’est qu’il est temps qu’on lui confie un grand orchestre français.
- Avantages :
Après cinq ans à La Monnaie, Alain Altinoglu pourrait envisager de tourner la page avec le sentiment du devoir accompli. Il constituerait à la fois un choix raisonnable tout en étant original.
- Inconvénients :
Il prendra en 2021 la tête de l’Orchestre Symphonique de Francfort, l’un des principaux orchestres allemands. Il semble peu probable de pouvoir cumuler deux postes aussi lourds. Par ailleurs, la rumeur fait état de rapports mitigés avec l’orchestre de l’ONP.
9. Laurence Equilbey
Une cheffe de choeur qui devient cheffe d’orchestre : Laurence Equilbey a montré que c’était possible et, pour un opéra, le choix peut paraître judicieux. Depuis près de 10 ans, elle a imposé l’Insula Orchestra comme une de ces formations flexibles, pouvant adapter l’effectif et les instruments à des répertoires variés – et ne négligeant pas l’art lyrique !
- Avantages :
Une cheffe, et une cheffe française, à qui l’on doit une des plus belles aventures musicales apparues dans le paysage musical hexagonal ces dernières décennies : alors que le Choeur Accentus fêtera ses 30 ans en 2021, profitons-en pour saluer la connaissance intime de la voix, le sens des phrasés et la science des respirations, qu’apportent une longue expérience de chef de choeur. L’orchestre de l’Opéra qui, du fond de la fosse de la Bastille, ne doit pas toujours entendre très bien ce qui se passe sur scène, pourrait sortir grandi d’une telle collaboration.
- Inconvénients :
Comme François-Xavier Roth, Laurence Equilbey est étroitement associée à une autre institution de la région parisienne – la Seine Musicale. Et comme François-Xavier Roth, elle a fondé son propre orchestre : pourrait-elle concilier toutes ces fonctions ? De plus, bien que ses réalisations à la tête d’Insula Orchestra accordent une place importante à l’opéra et à l’oratorio, elle ne peut prétendre avoir l’expérience d’une authentique cheffe de fosse.
10. Aucun !
Alexander Neef a fait ses armes auprès de Gérard Mortier. Il pourrait se souvenir qu’en prenant la tête de l’ONP en 2004, son mentor et prédécesseur avait choisi de ne pas nommer de nouveau directeur musical en remplacement de James Conlon. A la place, une cohorte de chefs associés – invités, censés se partager les productions emblématiques du mandat, avait été annoncée. Les noms étaient prestigieux : Valery Gergiev, Esa-Pekka Salonen, Sylvain Cambreling, Marc Minkowski, Christoph von Dohnanyi notamment devaient, au gré de leurs affinités et de leurs expériences, aider l’orchestre à donner le meilleur de lui-même, dans tous les répertoires. Et si une telle option était renouvelée aujourd’hui ?
- Avantages :
Placer face à l’orchestre toute une équipe plutôt qu’un seul individu est une alternative séduisante : rien de tel pour éviter l’usure qui guette tout directeur musical engagé pour de longues années par la même institution, et pour permettre aux musiciens de se frotter à différents répertoires sous des baguettes expertes et inspirées. C’est aussi une belle occasion d’attirer des chefs prestigieux, pas toujours disponibles pour diriger plus de deux ou trois productions par an au même endroit.
- Inconvénients :
Maintenir un même niveau d’engagement pour tous les chefs associés-invités relève vite de la gageure. A la fin, un directeur musical officieux émerge, pas toujours adopté en tant que tel par les musiciens : qu’on se souvienne de Sylvain Cambreling à l’époque de Gérard Mortier. Enfin, en ces temps de Coronavirus, le moment n’est-il pas à la recherche de la stabilité et du long terme plutôt qu’à l’alimentation d’un système de jet-chefs parcourant le globe pour une poignée de représentations ?
Clément Taillia, Alexandre Jamar et Camille De Rijck