Giuseppe Verdi © DR
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Des Attila de l’orchestre aux Maîtres-chanteurs de la fosse…
Prologue
Personne ne se soucie trop des chefs d’orchestre quand, à quelques mois d’écart, Verdi et Wagner voient le jour. A la fin de leurs vies, le crépuscule du XIXe siècle voit Nikisch fasciner l’Allemagne et l’Italie s’éprendre de Toscanini. Dans l’intervalle, Verdi et Wagner auront eu l’honneur d’appartenir à la toute première génération qui fit du chef d’orchestre ce qu’il n’a cessé d’être depuis : un grand sorcier de la musique, incontournable et redoutable statue qui fascine le public de dos et terrorise les musiciens de face. Mais ils n’ont pas observé d’un même œil la montée en puissance de ces curieux artistes, ni instrumentistes ni compositeurs, mais créateurs de musique à leur manière.
Pour le futur bâtisseur de Bayreuth, c’est un phénomène extraordinaire. « Ni empereur ni roi, mais se tenir là et diriger », voilà ce qui était, pour le jeune Wagner, la plus belle destinée possible. Une destinée de second rang, tant que les succès du compositeur se faisaient cruellement attendre ? A Wurzbourg, à Magdebourg, à Riga et à Dresde, le Wagner chef d’orchestre nourrit le Wagner créateur, qui multiplie les dettes. Mais la composition et la direction d’orchestre lui deviennent, au fil du temps, deux activités consubstantielles. LeGesamtkunstwerk, n’est pas qu’un parfait accord entre la musique et sa représentation scénique, il aspire également à une musique mieux comprise, mieux jouée, et pourquoi pas mieux dirigée, par un chef aussi fin musicien et aussi talentueux que le compositeur lui-même. Wagner ne s’arrête pas d’être chef d’orchestre dès lors que son succès de compositeur est assuré ; convaincu d’être le seul, parmi ses contemporains, à comprendre Beethoven, il donne ses symphonies à travers toute l’Europe, provoquant en tant qu’interprète les mêmes adorations et les mêmes répulsions que ses propres œuvres suscitent : son indéboulonnable ennemi Hanslick voit dans uneHéroïque viennoise prise trop rubato à son goût un danger « qui ravagerait bientôt nos orchestres », si par malheur « les principes d’exécution de Wagner étaient universellement adoptés. » Mais le jeune Nietzsche, celui qui ne s’est pas encore ravisé de son idolâtrie wagnérienne, révère le souvenir d’uneNeuvième de Beethoven donnée à Bayreuth pour la pose de la première pierre de la Festspielhaus : « Quand Richard Wagner exécute un morceau de Beethoven, il va de soi qu’à travers Beethoven c’est l’âme de Wagner qu’on entend […]. Libre qui veut s’en scandaliser. Beethoven, lui, aurait dit : cela est de toi et de moi, et cela s’accorde pour le mieux. » Le chef d’orchestre, chez Wagner, n’est pas moins démiurge que le compositeur.
Monumentale ambition qui n’est pas du goût de Verdi. Pour le maître de Busetto, l’avènement du chef d’orchestre n’apporte pas plus d’amélioration qu’il n’annonce une détérioration des conditions de la création musicale. Dans les théâtres d’Italie et d’ailleurs où ont été créées ses œuvres, il a dû, jeune compositeur, batailler ferme contre la dictature des ténors et les caprices des divas. Commendatore respecté, c’est avec le fatalisme ironique du vieux guerrier qui se prépare à mener un combat de plus qu’il voit se dresser devant lui la statue du chef d’orchestre : « Quand j’ai commencé à scandaliser le monde musical par mes pêchés régnait la calamité des rondos de prima donna ; aujourd’hui règne la tyrannie des chefs d’orchestre ! Malheur ! Nous allons de mal en pis ! » écrivait-il, du haut de 60 ans de carrière, à Giulio Ricordi. Il ne monte pas volontiers au pupitre : il dirige, en 1847, la première du premier Macbeth et se fait prier pour conduire l’orchestre la même année à Londres, lors de la création des Masniaderi. Il apparaît aussi dans la fosse du Teatro Regio de Parme, où quelques années plus tard, un jeune homme répondant au nom d’Arturo Toscanini trouvera un emploi de violoncelliste. « Force du destin », tu as lancé tes dés : Verdi et Wagner allaient incarner, pour des décennies, deux visions du chef d’orchestre, de son rang, de sa place et de son rôle. Deux visions si opposées ?
Acte I : Les disciples
Avec ses effectifs alourdis, chargés de partitions longues et compliquées d’harmonies nouvelles, Wagner, dès les années 1840 (la décennie du tournant, qui s’ouvre avec Rienzi et se referme avec Lohengrin), fait une nécessité de la présence d’un maître de l’orchestre à la technique aguerri et au style inspiré. A la même époque, Verdi affronte ses années de galère, et n’a pas encore achevé la transformation d’un bel canto qui confie surtout à l’orchestre le soin de ne pas entraver la suprématie des voix.
Wagner, par conséquent, attire les plus ambitieux et les plus orgueilleux des chefs. Lui d’abord, à qui il confie en premier lieu le soin de diriger ses partitions, puis Liszt, créateur de Lohengrin à Weimar pendant l’exil en Suisse. Après quinze ans d’absence, il revient dans un paysage musical qui n’est plus le même : le chef d’orchestre moderne, c’est-à-dire celui qui veut n’être que chef d’orchestre, est né. Hans von Bülow pour Tristan et les Maîtres-Chanteurs, Hans Richter (mais aussi Felix Mottl et Anton Seidl) pour le Ring, Hermann Levi pour Parsifal forment le maître-étalon à l’aune duquel chaque interprétation wagnérienne est mesurée. En combien de temps arrivaient-ils au bout de l’œuvre ? Qu’en disaient les musiciens ? Ils ont, les premiers, montré qu’un chef d’orchestre pouvait détenir un morceau de la vraie croix.
Et Verdi, par conséquent, doit composer avec les forces orchestrales qui sont à sa disposition. C’est le premier violon de la Scala, Eugenio Cavallini, qui est de presque toutes les premières aventures : créations d’Oberto, d’Un Giorno di Regno, de Nabucco, des Lombardi et de Giovanna d’Arco, premières milanaises d’Attila, de Jerusalem, d’Il Trovatore, de Rigoletto et d’Ernani. Ce dernier opus, ainsi que La Traviata, bénéficient du concours de Gaetano Mares à la Fenice. Finalement, il faut peut-être attendre Franco Faccio (1840-1891) pour voir Verdi croiser le chemin d’un chef d’orchestre « moderne » comme l’Allemagne, en cette seconde moitié du XIXe siècle, en compte déjà plusieurs. Après plusieurs échecs en tant que compositeur, Faccio s’établit, en effet, comme un conduttore de métier : directeur de la Scala pendant deux décennies, il y fait entrer le répertoire wagnérien (création milanaise deLohengrin), soutient la nouvelle vague vériste (il crée Edgar de Puccini), et surtout, s’éprend du Verdi dernière manière. La première italienne d’Aida, les révisions de Simon Boccanegra et de Don Carlo, et surtout la création d’Otello sont des triomphes de l’orchestre ; depuis la fosse, Toscanini au violoncelle observe Faccio. Il a fait, un an auparavant, ses débuts triomphants au pupitre, et s’apprête à devenir un ardent défenseur de Verdi.
Acte II : La profondeur contre la rigueur
Mais en défendant Verdi, Toscanini creusa pour longtemps un fossé bien profond : celui qui sépare, dans l’esprit de beaucoup de mélomanes et de beaucoup de musiciens, ce qui est en fait perçu comme deux Verdi. Le Verdi jeune, trop tributaire des canons du bel canto romantique pour offrir à l’orchestre un rôle de premier plan ; le Verdi mûr qui, peu à peu affranchi de la dictature des voix, donne enfin à la fosse le rôle qu’elle mérite. Jugements hâtifs, simplistes et réducteurs. Jugements tenaces, persistants et répandus : avant Aida, Donizetti, Bellini, Meyerbeer coupent les ailes de Verdi, et les ténors de la baguette passent leur chemin.
Car Verdi avait vu juste en comparant les chefs d’orchestre à autant de divas. Devenus vedettes, ils décident de ce qui est digne, ou pas, d’être dirigé par eux. Tous ou presque veulent se mesurer à Wagner, et pas seulement à ses chefs-d’œuvre les plus tardifs. Mais le wagnérien qu’est Mahler ne dirigera jamais Verdi au Met, et fera exception à Vienne, pour Aida seulement. Si Furtwängler, pilier du Bayreuth d’avant et d’après guerre, l’a de temps en temps dirigé dans sa jeunesse, il n’y revient que pour le Requiem et Otello, au faîte de sa carrière. Les grands maîtres d’outre-Rhin, en vérité, regardent avec suspicion les œuvres si brûlantes de Verdi : faut-il manquer cruellement de profondeur pour être si passionné, si extraverti !
Moins nombreux sont ceux qui courent après les premiers opéras de Verdi. En 1902, Toscanini essaye, à la Scala, de diriger un Trouvère tout en discipline nerveuse, bannissant la moindre complaisance de tradition avec les extrapolations des chanteurs. Mais le résultat n’est pas à la hauteur de ses espérances, et quand il quitte Milan pour New-York, ses incursions verdiennes (une centaine, entre 1908 et 1915) se limitent principalement à la « mature trilogie » formée par Aida, Otello et Falstaff. Petites exceptions, Le Trouvère,Un Bal Masqué et Rigoletto sortent du répertoire de croisière d’un chef qui, parallèlement, s’éprend, lui aussi, de Wagner. Mais malgré les succès à Bayreuth, Toscanini, marqué à jamais par sa rencontre avec Verdi, lui reste fidèle. Il a raison ; dans ses pas marchent d’autres chefs qui retiennent les leçons de sa discipline, de son exigence, de sa rigueur déroutante pour bien des chanteurs, bouleversante pour bien des habitudes, mais seule à même de célébrer comme il se doit l’orchestre verdien. Victor de Sabata aussi dirige à Bayreuth ; lui non plus n’oublie pas ce que sa culture musicale doit à Verdi. Et d’autres chefs, non italiens, cessent de considérer que Verdi ne leur est pas digne : au Met, Bruno Walter, Mitropoulos, Leinsdorf l’inscrivent à leur répertoire, comme le fait Karajan à Vienne. Le triomphe du come scritto, en somme, réhabilite Verdi.
Acte III : Verdi et Wagner come scritto
Come scritto, késako ? L’avènement du come scritto sur les scènes du monde entier, à quoi se peut-il reconnaître ? A une nouvelle ambition que porte le chef d’orchestre : celle d’atteindre à la vérité profonde de l’œuvre par la médiation d’une interprétation « objective. » La candeur de l’idée peut faire sourire puisqu’un interprète, précisément parce qu’il est interprète, ne peut prétendre à l’objectivité. Elle révèle pourtant tout ce qui a trait à notre problème du jour, ami lecteur, à savoir la figure toute puissante du chef d’orchestre, et son approche des opéras de Verdi et de Wagner. Tant que l’idéal du chef d’orchestre était tout de profondeur, de mystère et de métaphysique, l’auteur de Parsifal et de Tristan était imbattable. Qu’il se mue en un idéal de clarté, de transparence et de rigueur, et l’auteur du Bal Masqué et de La Traviata n’a pas dit son dernier mot.
Verdi « come scritto », c’est l’œuvre collective des successeurs de Toscanini à la Scala. De Sabata, Abbado et Muti sont loin d’être des clones, mais ils auront eu en commun le mérite d’imposer la figure du chef d’orchestre dans un répertoire que des chanteurs pourraient avoir la tentation d’utiliser comme un match à gorge déployée du plus long contre-ut non écrit. Figure aussi de Giulini, figure de Chailly. L’intransigeance d’un Muti contre les suraigus extrapolés lui a parfois valu la colère des ténors, le désarroi des soprani, l’incompréhension du public, mais elle témoignait de la volonté, affirmée et réussie, de rendre à César ce qui appartient à César, et au chef d’orchestre la direction musicale de l’œuvre.
Wagner « wie geschrieben », c’est une réaction quasi-naturelle à l’esthétique de la lenteur et de la profondeur, dont peu de chefs voulaient reprendre le lourd flambeau après la disparition de Furtwängler et de Knappertsbusch. Le neues Bayreuth en est le théâtre d’avant-garde : écoutez le Ring si fluide, si vif, si nerveux qu’y dirigeait Clemens Krauss dès 1953 ; écoutez comment Karl Böhm s’en souvient, quand il reprend la Tétralogie entre 1965 et 1967 ; écoutez comment Karajan assimile ces leçons, à Berlin, à peine quelques années plus tard ; écoutez bien sûr le virage à 180° que Pierre Boulez obtient des musiciens de la Colline Sacrée, quand lui échoit la responsabilité de diriger Parsifal à la suite de Knappertsbusch. Depuis, cette petite révolution est à son tour devenue tradition : de nos jours, Hartmut Haenchen continue à la défendre quand Christian Thielemann cherche à retrouver ce contre quoi elle s’était construite.
Les chefs d’orchestre se tiennent aujourd’hui sur plus d’un siècle « d’historiographie » musicale au cours duquel Verdi a été tour à tour déconsidéré et réhabilité, Wagner successivement porté au pinacle et désacralisé. Ces mouvements conjoints les rapprochent et les nivellent. Voyez Pappano à Londres, Welser-Möst à Vienne, Barenboïm à Milan et Berlin, Levine puis Luisi au Met, Jordan à Paris. Négligent-ils Verdi ? Rejettent-ils Wagner ? Au crépuscule des idoles, le chef d’orchestre n’a plus autant qu’avant le pouvoir de mépriser et de repousser, alors il embrasse le répertoire dans ce que sa vastitude a de plus consensuel. Les dernières décennies nous ont donné la conscience de la chance inestimable que nous avons, mélomanes contemporains, d’apprécier à foison les œuvres si proches (par l’époque) et si différentes (par le style) des deux génies essentiels que sont Verdi et Wagner. Mais cette conscience, en nous donnant cette chance, dilue notre esprit critique dans la contemplation béate du nouvel éclat, uniformément brillant, de ce Walhalla musical. O don fatal…