« Der Götter Rat liess er berufen
Den Hochsitz nahm heilig er ein »
(Il réunit le conseil des dieux,
Sur le trône, saintement, il prit place)
(Richard Wagner, Götterdämmerung, I/3)
Un immense chêne qui s’abat, vaincu par le temps, soulevant dans sa chute un formidable nuage de poussière et laissant dans le paysage un vide béant et triste : voilà l’impression ressentie à l’annonce de la mort de Theo Adam, à l’âge bien respectable de 92 ans. Lui rendre hommage, c’est revenir sur une des carrières lyriques les plus durablement fécondes de la seconde moitié du XXe siècle : la tâche s’annonce herculéenne, et l’exhaustivité impossible. On mentionnera donc les principales étapes de ce parcours qui conduisit Theo Adam sur les cinq continents, et sur la scène des principaux théâtres lyriques.
Parcours en vérité éminemment allemand dans ses attendus, ce que reflètent plusieurs fidélités qui sont autant de fils conducteurs dans les cinquante ( !) ans de carrière : Theo Adam, né à Dresde le 1er août 1926, est resté toute sa vie fidèle à sa Saxe natale. C’est à Dresde qu’il fit son apprentissage musical, dans ses jeunes années au sein du Kreuzchor (tout comme, quelques années plus tard, son collègue et complice Peter Schreier). La guerre finie, et après avoir voulu devenir enseignant, il retrouve le chemin du chant, sous la houlette de Rudolf Dittrich.
1949 vit ses débuts, sur la scène familière du Semperoper de Dresde, bien sûr, en Chernikowski dans Boris Godunov, puis en Ermite du Freischütz. A Dresde, Theo Adam restera lié durant toute sa carrière. Pour le cinquantenaire de la création du Chevalier à la Rose, en 1961, il y est Ochs. Il retrouve ce rôle en 1985, dans le cadre des festivités qui marquent la réouverture du Semperoper reconstruit
Dès 1952, sous l’effet de la volonté des frères Wagner de faire venir à eux des artistes d’Allemagne de l’Est, Theo Adam trouve le chemin de Bayreuth (pour le rôle certes modeste d’Hermann Ortel). Il restera fidèle à la colline sacrée presque sans interruption jusqu’en 1980, et affiche un pédigrée bayreuthien impressionnant : 17 rôles, du Deuxième chevalier du Graal à Gurnemanz en passant par Amfortas, d’Hermann Ortel à Sachs en passant par Pogner, de Fasolt aux deux Wotan et au Wanderer.
Cette énumération dit la familiarité manifeste avec le répertoire wagnérien, pour lequel Theo Adam avait d’abord la stature : comme Hotter, son immédiat et impressionnant prédécesseur, Adam était un colosse, incarnant sans peine le dieu des dieux ou le cordonnier-poète. Comme Hotter, Adam avait en outre l’endurance : que l’on songe, par exemple, que pour le seul été 1969, Theo Adam fut sur la colline sacrée Sachs, le Hollandais, les deux Wotan et le Wanderer ! Adam possédait enfin en maître l’art de combiner la ligne et la diction, apprise à la meilleure école : celle de Bach. Son Wagner, plus que bien d’autres, est d’abord intelligible.
Cette affinité évidente avec le répertoire wagnérien étant, c’est bien connu, denrée rare, Theo Adam trouva sans difficulté à l’exporter sur les principales scènes lyriques, de Londres à New York en passant par Vienne, Rome ou Paris.
On prendra soin toutefois de ne pas réduire le répertoire de Theo Adam à ses incarnations wagnériennes. Ses qualités trouvèrent tout autant à s’épanouir chez Strauss (Ochs, Jochanaan, le Maître de musique d’Ariane à Naxos), Mozart (Sarastro, Don Giovanni), Verdi (Philippe II), Berg (Wozzeck) ou Beethoven (Pizarro).
La carrière durablement internationale de Theo Adam, pourtant originaire d’une RDA qui ne laissait que parcimonieusement s’exporter ses artistes, dit bien la place qui, très vite fut la sienne.
Quel que soit le répertoire abordé, la voix de Theo Adam frappe par son mélange très reconnaissable de puissance et de clarté sur une tessiture très large, qui lui permit d’aborder des rôles de barytons comme des rôles de basses. Cette voix hors du commun, pas nécessairement la plus belle, mais assurément une des plus marquantes, est mise au service d’un investissement dramatique évident. C’est aussi cela, l’art de Theo Adam : la capacité à faire impact.
Nantis d’un tel capital, nombre de chanteurs se seraient contentés, avec les années, de promener leur répertoire et de vivre de leurs rentes. Theo Adam n’en fit rien, bien au contraire : arrivé sur les rivages de la cinquante, il consacra une part croissante de son temps à explorer un répertoire plus contemporain (Schönberg, Schoeck, Krenek, von Einem, Dessau). Il prit ainsi part à plusieurs créations marquantes : Baal, de Friedrich Cerha (1980), Einstein, de Paul Dessau (1974), Un Re in ascolto, de Luciano Berio (1984), Der Weg des Verheissung de Kurt Weill (1999).
Stature, endurance, projection, mais aussi longévité. Le public français put ainsi entendre Theo Adam jusqu’à l’orée des années 2000, notamment en Titurel au Théâtre du Châtelet, en 1998. L’auteur de ces lignes garde intact le souvenir du frisson qui saisit l’assistance lorsque la voix d’outre-tombe appela pour la première fois « Mein Sohn Amfortas, bist du am Amt ? » : bien plus qu’une voix, c’était l’Histoire qui interrogeait.
Le disque, c’est heureux, garde une trace fidèle de la carrière de cet immense artiste, depuis le Wotan du Ring de Böhm à Bayreuth (Philips), jusqu’à Pizarro, avec Böhm (DG) ou Solti (Decca), en passant par le Hollandais gravé avec Klemperer (EMI), le Sachs avec Karajan à Dresde (EMI). On prendra garde, pour clôturer ce trop rapide hommage, de ne pas oublier les deux témoignages bouleversants de Theo Adam dans les deux oratorios de Mendelssohn : en Elias, dirigé par Wolfgang Sawallisch, comme en Paulus, sous la baguette de Kurt Masur (tous deux chez Philips), Theo Adam, prophète en son pays, livre deux prestations d’ile déserte, et, prenant l’auditeur par la main, l’invite à communier aux racines de son art et de son inspiration.