La Bible regorge de belles et tendres histoires : adultère, incestes, viols, décollations et autres joyeusetés que les traductions les plus sulpiciennes ne sauraient totalement adoucir. Celle de Salomé est l’une de ces anecdotes croustillantes que le XIXe siècle finissant aura plaisir à redécouvrir. Et réinterpréter.
La « fillette d’Hérodiade »
C’est dans les Évangiles de saint Matthieu et de saint Marc que l’on trouve les premières allusions à la « fille d’Hérodias ». Hérode-Antipas, fils d’Hérode le Grand et de la Samaritaine Malthace, avait décidé de répudier sa première femme afin d’épouser la femme de son demi-frère Hérode-Philippe (fils d’Hérode le Grand et de Mariamme) : Hérodiade, ou Hérodias – ce n’est là qu’une histoire de transcription. Le scandale fut tel que Jean le Baptiste, loin de ne prêcher que dans le désert, fit savoir haut et fort que ce mariage était maudit. Si Hérode, visiblement peu scrupuleux en matière de religion (relire pour s’en convaincre le formidable roman de Michel Tournier Gaspard, Melchior et Balthazar, Gallimard 1980), Hérodiade appréciait modérément de se voir traîner dans la boue par un mangeur de criquets. Profitant d’un moment d’égarement de son nouvel époux, elle réussit à mettre un terme assez radical aux imprécations du prophète.
La fille qu’elle avait eue de son premier mariage s’était en effet mise à danser lors d’un banquet qu’Hérode donnait pour son anniversaire. Le grec rudimentaire des évangélistes ne donne pas le nom de « Salomé » à cette jeune fille, et en outre il introduit un doute : la fille d’Hérodias reste-t-elle anonyme, ou porte-t-elle le même nom que sa mère ? Quoi qu’il en soit, séduit par la danse de la petite, Hérode lui dit : « Demande-moi ce que tu veux, et je te le donnerai », ajoutant même : « Je te le donnerai, me demanderais-tu la moitié de mon royaume ». Bien désemparée devant une telle offre, elle s’en ouvre à sa mère, qui saisit aussitôt l’occasion : « Demande-lui la tête de Jean ! » (Marc, 6, 14-29). Qui lui fut alors offerte sur un plateau, dont ni Matthieu ni Marc ne précisent la matière. Le silber Schüssel viendra plus tard…
Un nom de baptême : Salomé
Il faut attendre l’historien-soldat romain Flavius Josèphe pour que la fille d’Hérodiade se voie enfin accorder un prénom. Dans le 18e livre de ses Antiquités judaïques, il nous raconte l’histoire à sa manière, et précise en préambule que cette « fille d’Hérodiade » s’appelait Salomé : « Quant à Hérodiade leur sœur, elle épousa Hérode, qu’Hérode le Grand avait eu de Mariamne, la fille du grand-pontife Simon ; et ils eurent pour fille Salomé, après la naissance de laquelle Hérodiade, au mépris des lois nationales, épousa, après s’être séparée de son mari encore vivant. Hérode, frère consanguin de son premier mari qui possédait la tétrarchie de Galilée. »
La belle et fatale danseuse avait enfin un nom, dont l’histoire allait pouvoir s’emparer pour broder à l’envi.
La décapiteuse décapitée
Une lettre apocryphe d’Hérode à Pilate nous informe de la fin tragique de sa belle-fille. Alors qu’elle dansait (décidément, une mauvaise manie chez elle) sur un lac où l’eau avait gelé, la glace céda sous son poids et Salomé tomba dans l’eau. Mais elle ne mourut pas de noyade ou de froid. Non : la glace se reforma aussitôt autour de son cou et sépara sa tête du reste de son corps. La justice divine, une fois n’est pas coutume, avait décidé de frapper la moins coupable des deux meurtrières du Baptiste. Ce qui ne semble pas sauter aux yeux d’Hérode, qui finit sa lettre à Pilate par ces mots : « J’ai répandu beaucoup de sang sur cette terre ; la justice de Dieu à mon égard est justifiée. »
Vous vous demandez sans doute comment un lac de Judée peut non seulement être assez glacé pour qu’on ose aller y danser, mais aussi comment il peut faire assez froid en ces contrées pour que la glace se reforme assez vite pour guillotiner un corps humain. Flavius Josèphe, toujours lui, mais dans un autre de ses ouvrages jadis célèbre, La Guerre des juifs, nous donne la clé de l’énigme : Hérode et toute sa famille avaient été exilés à Lugdunum Convenarum, jolie localité proche de l’actuelle Saint-Bertrand-de-Comminges, sur les contreforts des Pyrénées – ce qui justifierait davantage les rigueurs du climat, surtout avant les réchauffements de l’ère industrielle…
Le rôle de saint Augustin
Cette anecdote nous est confirmée par saint Augustin lui-même, dans son 17e sermon, qui en profite d’ailleurs pour nous informer qu’Hérodiade elle-même aurait été touchée par la disgrâce : elle serait morte aveugle.
Mais l’intérêt de saint Augustin est ailleurs : c’est lui qui, le premier, développe dans ses 16e et 17e sermons les circonstances de la danse de Salomé. Et le saint de s’en donner à cœur-joie : « [Salomé] se présente au milieu du festin, et, par ses mouvements désordonnés, foule aux pieds le sentiment de la pudeur virginale. (…) Elle se livre, sur ce dangereux théâtre, aux gestes les plus lascifs que puisse imaginer la corruption ; mais voilà que tout à coup s’écroule le factice échafaudage de sa chevelure, qui se disperse en désordre sur son visage. (…) Sous sa tunique légère, la jeune fille apparaît dans une sorte de nudité ; car, pour exécuter sa danse, elle s’est inspirée d’une pensée diabolique : elle a voulu que la couleur de son vêtement simulât parfaitement la teinte de ses chairs. (…) Je vous le dis, les témoins de cette danse commettaient un adultère en suivant d’un œil lubrique les mouvements voluptueux et les inflexions libertines de cette malheureuse créature. »
Les éléments de la danse, qui deviendra la « Danse des sept voiles » chez Strauss, sont en place, de même que la lubricité dont l’époque nourrie aux théories freudiennes saura faire son miel, creusant un sillon visiblement millénaire. La chevelure, enfin, est un des traits dont Mallarmé se souviendra pour sa propre Hérodiade, œuvre qu’il ne parviendra malheureusement jamais à achever – et dans laquelle, soit dit en passant, il mêle sous le même nom la mère et la fille, réintroduisant ainsi une ambiguïté tout évangélique.
Une longue postérité
Longue et extrêmement diverse surtout. Avec le Moyen Âge, qui l’oublie quelque peu à l’exception de Jacques de Voragine avec sa Légende dorée, Salomé va quitter le cercle du religieux pour inspirer plus essentiellement le monde artistique. Dès le XVe siècle, les peintres s’emparent de cette figure, Van der Weyden, Memling, Cranach l’Ancien, Botticelli, suivis au siècle suivant par Titien et Caravage, pour n’en citer que quelques-uns.
Mais c’est le XIXe siècle qui voit tout le potentiel de cette figure qui, jusque-là, pouvait sembler un double dansant à la figure vétérotestamentaire de Judith, elle aussi trancheuse de cou célèbre. Avec son aura symboliste où chaque spectateur peut aller puiser au fin fond de ses propres fantasmes ce que l’artiste ne dit pas forcément, Gustave Moreau entame, en fin de siècle, une période de redécouverte de cette figure biblique, que les écrivains sauront rapidement approfondir. Si Flaubert est le premier à consacrer un ouvrage entier à « Hérodias » dans un conte du même nom (1877), c’est surtout Huysmans qui le premier, au chapitre 5 d’A Rebours (1884), ouvre de nouvelles perspectives, en glosant justement sur la peinture de Moreau : « Dans l’œuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange, qu’il avait rêvée. Elle n’était plus seulement la baladine qui arrache à un vieillard, par une torsion corrompue de ses reins, un cri de désir et de rut ; qui rompt l’énergie, fond la volonté d’un roi, par des remous de seins, des secousses de ventre, des frissons de cuisse ; elle devenait, en quelque sorte, la déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles ; la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible, empoisonnant, de même que l’Hélène antique, tout ce qui l’approche, tout ce qui la voit, tout ce qu’elle touche. »
Quelques mots sont lâchés, dont celui, fondamental alors, d’hystérie. C’est assurément ce qui nourrira l’écriture d’Oscar Wilde pour la Salomé qu’il écrit en 1891 (en français, précisons-le) et qui servira de base aux opéras de Richard Strauss (1905) puis de Mariotte (1908), nettement moins « drame bourgeois » que l’Hérodiade de Massenet (1881).