« C’est un univers de joie et de lumière qui n’exclut ni l’ombre, ni la tristesse. C’est un univers épicurien, un univers parfait, presque impossible et en même temps hospitalier, où tous, nous avons notre place. C’est un univers paradoxal, mathématique et plein d’émotions qui te touchent, te traversent et te prennent. C’est une architecture… ». De disert, Rolando Villazón devient intarissable lorsqu’il s’agit de parler de Mozart. Pourtant, si l’on excepte un Re pastore effleuré durant ses années de formation, la rencontre avec le compositeur autrichien intervint tard. 2010 : Yannick Nézet-Seguin lui propose le rôle de Don Ottavio dans Don Giovanni. A la sortie d’une opération qui l’a condamné plusieurs mois au silence, le ténor saisit la perche, se plonge dans des lettres qu’il relit sans cesse, émerveillé par la découverte d’un nouveau monde. Six enregistrements d’opéras de Mozart suivront, le dernier – Die Zauberflöte – est encore sous presse. Manque pour atteindre le chiffre symbolique de sept, le plus œdipien d’entre eux : Idomeneo. « l’histoire d’un père, un rôle qui demande maturité et expérience, un parcours dans la vie. ». Il ne faut pas croire Rolando Villazón impulsif, comme le laisse supposer à tort une fougue latine. Chanteur, auteur de deux romans dont le deuxième attend d’être traduit, metteur en scène, directeur artistique depuis cette année de la Mozartwoche* à Salzbourg, sa pensée à l’image de ses activités est un mouvement perpétuel. Demandez-lui d’où vient son inépuisable énergie. Il vous parlera de pataphysique, de la logique des clowns, de Roger Callois, de l’importance de jouer à la manière des enfants pour finalement avouer la pulsion créative qui le pousse à toujours inventer de nouveau jeux. De nouveaux « je » ? Sa voix, impétueuse, est le reflet de cet esprit en ébullition. De tous ses albums, son Mozart Concert Arias, en 2014, est sans doute celui qui reflète le plus étroitement sa relation à Mozart et au-delà sa personnalité bariolée.
Rolando Villazón © DR
Cette union mozartienne en déroute plus d’un, pour lesquels tant d’ardeur n’a rien à faire dans un répertoire poudré. Rolando Villazón aime bousculer les idées reçues : « Un artiste ne peut pas être un bon boy scout. Il lui faut être prêt à commettre des erreurs. Cela ne veut pas dire que je suis fermé à l’expérience, à la tradition mais prendre toutes les règles non écrites comme des vérités est une erreur. Dans ma vie si j’avais suivi tout ce que je devais faire, je ne serais pas ici. ». Voilà pourquoi il n’écoute plus la critique. Avec le développement des réseaux sociaux, les conversations échauffées dans le brouhaha des cafés sont devenues publiques. Réflexe de survie artistique, son téléphone mobile est un modèle préhistorique privé de connexion. Il ne s’en remet qu’à peu d’oreilles, capables cependant de lui « planter un poignard dans la poitrine », en référence à l’aphorisme d’Oscar Wilde : « A true friend stabs you in the front, not the back. » (un véritable ami vous poignarde par devant et non par derrière). Daniel Barenboim, rencontré en 2000, est de ceux-là. Villazón chante alors Traviata à Montpellier. Coup de fil : « Barenboim veut t’écouter ». Ni une, ni deux, il saute dans un avion pour Berlin. Barenboim le reçoit : « Tout le monde me dit que tu es fantastique ».
– « Maestro, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit »
– « Je ne le crois pas, c’est pour cela que je veux t’écouter »
L’audition, concluante, donnera notamment lieu à des traviata, Juliette ou la Clé des songes, Don Giovanni, le Requiem de Verdi, Cosi fan tutte à la Scala et son seul Don José (Carmen), rôle désormais hors de portée d’une voix détournée il y a dix ans de sa trajectoire initiale.
Rolando Villazón © DR
Make your dreams come true : au slogan affiché par les gourous du développement personnel, Rolando Villazón oppose désormais un état d’esprit qu’il qualifie de camusien. Ne rien attendre de la vie, faire face avec ses propres armes. Un kyste aux cordes vocales interrompt en 2008 un parcours dont la découverte de la voix de Placido Domingo à l’âge de 12 ans avait posé les fondements. Si l’on a souvent rapproché le timbre de leur voix, ce n’est pas un hasard. Seul le cadet peut rivaliser avec l’aîné quand il s’agit d’incendier « no puede ser », le tube de La tabernera del puerto, une zarzuela composée par Pablo Sorozábal. « La comparaison s’arrête là. Domingo, c’est un phénix. Il y a Caruso, Callas et les Trois ténors. Ce sont les trois phénomènes de l’art lyrique. Après il y a des histoires qui sont magnifiques, ça ne veut pas dire que le reste ne compte pas… Mais être célèbre n’est pas un but, c’est une conséquence. L’objectif est de chanter l’opéra et d’arriver aussi loin que la voix et le talent le permettent. Alors oui, certains chanteurs lyriques sont plus connus que d’autres mais si on met leur nom à côté de celui – par exemple – de Leonardo di Caprio, qui sont-ils ? » Lorsqu’à l’invitation de Placido Domingo, Rolando Villazón participe au concours de chant Operalia en 2003, il n’a qu’un objectif : décrocher un prix pour chanter aux côtés de son idole lors du gala des lauréats. Il mise sur la zarzuela. Il grimpe aussi sur la deuxième marche du podium et reçoit le prix du public. Quand vient le moment d’établir le programme du concert à suivre, Placido Domingo lui propose le duo de La Bohème. Villazón obtempère : « « O Soave fanciulla « , Mimi, Rodolfo… Bien Maestro ».
– « Non, le duo avec Marcello : » O Mimì, tu più non torni » »
– « Mais Maestro, il n’y a pas de baryton parmi les lauréats »
– « Je l’ai déjà chanté avec Luciano, je le chanterai avec toi. »
Rolando Villazón © DR
Make your dreams come true ? A la suite de ce prix, tout s’enchaine comme dans un rêve. Les plus grandes scènes, les meilleurs partenaires, la signature avec Virgin Classics puis Deutsche Grammophon, la nationalité française. Pourquoi la France ? « Je voulais vivre dans une page d’un roman de Julio Cortázar ». Le succès phénoménal de Rolando Villazón ne doit cependant rien au hasard. Avec cinq langues dans la poche – espagnol, italien, français, allemand, anglais –, l’homme possède la clé de tous les répertoires et de tous les théâtres lyriques internationaux. Le velours pourpre du timbre, un chant fiévreux et un engagement sans limite lui valent la faveur du public. Rolando Villazon empoigne les notes avec ses tripes comme si la survie du monde en dépendait. Son chant ouvert au phrasé surligné et aux accents outrés ne fait pas l’unanimité mais sa fièvre est contagieuse. La planère lyrique, à laquelle il faut un ténor fétiche pour tourner rond, a trouvé sa nouvelle coqueluche. 2005 est un sommet : débuts à Bruxelles, à New York et, à Salzbourg, cette traviata mise en scène par Willy Decker où il forme avec Anna Netrebko un couple de légende. Rolando Villazón a déjà revêtu la tunique de Nessus qui le consumera. L’excès n’est-il pas l’essence de l’art lyrique ? Nul ne saura si ces problèmes de cordes vocales sont le prix de ses intempérances. Nous leur devons cette flamme unique qui est aujourd’hui à l’interprétation mozartienne ce que l’Amadeus de Milos Forman est à l’image du compositeur autrichien : « Si Wagner est une peinture, elle sort du cadre ; Mozart, il ne sort jamais du cadre, il est là et il te fait entrer dans le cadre ». Un Mozart ardent, insolent, ripailleur, dont surprend l’agilité – fruit du travail autour de Haendel avec Emmanuelle Haïm –, un Mozart qui n’est cependant jamais si émouvant que dans la demi-teinte, lorsque surprend la caresse inaltérée d’un timbre arabica. Oui, c’est cela, Villazón : un enthousiasme turbulent, une joie communicative, sur scène comme dans la vie, mais – effet Mozart ? – une folie à présent assagie : « Je suis un homme heureux parce que j’apprends sur mon chemin. ».
(à partir de propos recueillis le 11 décembre 2018. L’actualité de Rolando Villazón, sa biographie, sa discographie et vidéographie complètes sont disponibles sur rolandovillazon.com)
*Mozartwoche (semaine Mozart), du 24 janvier au 3 février 2019. Plus d’informations sur mozartwoche.at.