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Nous n’étions pas, en 1955, à sa première saison de la Staatsoper. Nous ne fûmes ni à ses débuts viennois en 1944, ni à son premier Cherubino dans la Vienne en flammes le 1er mai 1945, ni à ses adieux en 1982. Pas plus ne fûmes-nous à Glyndebourne pour sa Fiordiligi, à Edimbourg pour sa Leonora de Forza, à Covent Garden pour sa première Maréchale, à Stuttgart ou Milan pour son Elisabeth de Tannhäuser, à Salzbourg pour son Elisabeth de Valois. Et lorsqu’elle se fut tue, nous ne nous sentîmes pas autorisé à venir la chercher dans sa retraite pour partager avec elle des souvenirs communs que nous n’avions pas.
Dans les années 80, les magazines semblaient faire grand cas des Noces de Figaro par Karajan enregistrées en 1950. On les aborda avec un peu moins d’entrain qu’on ne l’avait fait pour les versions stéréophoniques avec récitatifs. Or, les écoutant, ce Cherubino nous parut soudain plus jeune, plus vivant, plus juvénile et plus sensuel que la demoiselle qu’on y avait entendu, live, dans je ne sais plus quel maison d’opéra et dans tout autre disque. Soudain un visage surgissait de ce miroir aveugle, et avec lui un personnage, et Mozart.
Puisqu’elle venait de se retirer des scènes, il ne nous restait plus qu’à chercher ces témoignages où, invariablement, on la retrouvait pleine, affranchie, d’une générosité vocale et affective sans pareille, épanouie et complexe. Ce n’est que plus tard qu’on saurait les détails biographiques, les choix, le parcours. A tout prendre, on n’en avait cure. Car c’est nous, maintenant, qui pouvions convoquer Jurinac dans ce qu’il nous plaisait d’entendre d’elle, pour autant qu’on en trouvait trace.
Pas un instant il ne nous semblait ce faisant faire acte de nostalgie : puisqu’en somme ce que nous entendions nous semblait cent fois plus vivant que ce qu’il nous était donner de voir sur les scènes de notre lyrique jeunesse, pourquoi aurions-nous soudain considéré que les disques de Jurinac appartenaient à un passé révolu et enchanté ? Ils étaient pleinement contemporains, merveilleusement présents.
Nous eûmes même cette petite revanche de voir resurgir à la faveur du disque compact des témoignages dont même des admirateurs patentés n’avaient pas eu connaissance auparavant, écho de spectacles auxquels ils n’avaient pas assisté. Ainsi réapparut la Fiordiligi de Glyndebourne (1950 et 1951), avec Fritz Busch : pour une telle mozartienne, Vienne eût été le théâtre rêvé mais Seefried était alors propriétaire du rôle. Il y eut aussi son Ilia de Glyndebourne (1951), avec le même Busch, qui sonnait l’heure de la renaissance pour cet opéra trop négligé. Nous eûmes aussi le retour de son Elvire romaine avec Giulini, et de quelques Comtesses des Noces. De tout cela, il avait certes circulé des bandes, des extraits, mais nous pouvions reconstituer le puzzle, dans un son retrouvé et finalement reconstituer à travers les années le visage presque complet de la mozartienne tant vantée et tant aimée de Vienne.
En plein revival baroque, tout cela aurait pu sonner vieillot et compassé. Mais ce qui nous apparut comme vrillé et étique, grimaçant et incommode, ce furent au contraire toutes ces versions philologiquement correctes d’où soudain on nous avait ôté tout ce que Jurinac pouvait nous apprendre de Mozart : les variations du timbre, la valeur d’une inflexion valant un froncement de sourcil ou un sourire, le legato naturel dont la vibration vocale est l’indispensable contrepoint, enfin – pourquoi ne pas le dire – une clémence supérieure, une sorte d’inaltérable bénignité, la prédisposition au pardon pour tout ce qui déroute les cœurs et désunit les esprits. Fiordiligi, la Comtesse, Pamina : lorsque tout se délite, il est encore temps d’aimer.
Jurinac aborda nombre de rôles, notamment des rôles minuscules, et peu figurèrent durablement à son répertoire.
A Vienne, on la prit au début pour une mezzo, parce qu’elle avait un timbre sombre, et parce qu’on n’avait pas de mezzos. Cela passa. Elle chantait dans les théâtres dont la taille lui semblait adaptée à ses moyens. D’où cette incursion unique dans Senta à Strasbourg, ou cette Leonora à Edimbourg. Ne pas se galvauder, ne pas se brûler, se faire entendre. A quoi bon, dans ces conditions, le vaste Met ? Elle n’y chanta jamais, préférant encore et toujours sa Vienne où l’affection et l’attention de tous l’entouraient à tel point qu’on la nommait « la Sena ». Sa longévité, sa fidélité, y sont un record.
Mais surtout, elle voulait trouver entre le personnage et elle une affinité qui ne fût pas seulement vocale. Certaines tentatives furent sans lendemain. On la vit peu en Wagner. Eva, Elisabeth, quelques silhouettes du Ring avec Furtwängler, mais pas Elsa et une seule Senta. Elle disait s’y ennuyer. Strauss même, qui la fit célèbre, se limita au Chevalier puis à la Maréchale, au Compositeur (mais pas Ariane), Ni Salomé, ni Chrysothémis.
De là ce visage qui partout affleure : en chaque personnage, elle met au jour ce qui était le fond de son propre caractère. Fidelio, Tosca, Butterfly, Mimi, Suor Angelica, Elisabeth de Valois, Leonora, Desdemona, Tatiana : qu’ont-elles en commun ? Ce sont des rôles où il est question de faire bonne figure ; la contenance y est impérative. L’art est de faire entendre le moment du désarroi, lorsque l’âme plie, puis se reprend. Y entendre Jurinac, par-delà les ans, dans l’invisible du disque, c’est être transpercé par cette évidence. C’est entrer dans le tremblement intime de ces femmes sacrifiées, admirer leur tenue, leur pureté, cet « envers et contre tout » qui les définit – et compatir jusqu’à sentir leur détresse nous mordre, nous aussi.
De tout cela, il existe mieux que des traces. Les rechercher n’est pas cultiver le regard rétrospectif, c’est seulement connaître mieux ce qu’il est possible de faire frémir dans des œuvres dont nul après tout ne s’aviserait de dire qu’elles sont périmées. A cela s’ajoutent des témoignages dans le domaine du Lied, dont un Liederkreis de Schumann pour l’éternité.
Il est vrai cependant qu’écoutant Jurinac, on en vient à écouter Schwarzkopf, et Seefried, et puis Cebotari et Grümmer, et Dermota, Anders, Kunz, Welitsch, mais aussi Reining, les Konetzni, et les autres. Alors, oui, on a de quoi se convaincre qu’en un certain temps, désormais assez lointain, ce fut un peu mieux peut-être. Que sur les ruines de l’Europe s’éleva un chant qu’on ne retrouverait pas. Mais ce chant s’est préservé à défaut de se transmettre. Pour nous, les tard-venus, il a été contemporain, actuel, fécond. Sena Jurinac est morte à quatre-vingt-dix ans. Pour nous, avant-hier, elle en avait encore trente, et ses yeux souriaient à Sophie dans une des plus belles présentations de la rose qui soient.
Lorsque meurent ces figures que nous aimons et qui nous aident à vivre, notre tristesse tient à ce qu’un peu de vie de nous se retire ; et nous devenons un peu plus mortels.
Discographie complète : http://www.operadis-opera-discography.org.uk/CLSIJURI.HTM