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Pavarotti n’est plus

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Nécrologie
6 septembre 2007

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Le six septembre disparaissait dans sa ville de Modène, Luciano Pavarotti, dit le ténorissimo, dit Big Lulu. Il était le plus grand ténor du vingtième siècle. Au-delà des débats que sa voix pouvait inspirer, au-delà des réserves gigantesques émises sur ses dons d’acteur lacunaires et sur ses prestations tristounettes aux côtés des grands de la pop, nous saluerons en Luciano Pavarotti, un pont extraordinaire entre la culture populaire et cet art communément ressenti comme rébarbatif : l’opéra. Nous pleurons aujourd’hui un gosier insolent, bercé par les dieux, un homme profondément gentil, notre Big Lulu, l’éternel Luciano Pavarotti 


Avec tout l’amour qu’on lui porte, il est impossible de disconvenir de cette assertion: avec Big Lulu, c’est toute une époque qui s’envole. On pourrait parler de l’âge d’or de la voix (les lyricomanes ayant une petite tendance passéiste), de ces gosiers éternels qui ont disparu à une allure inquiétante ces trois dernières années. On lit partout « qui remplace Pavarotti ? qui remplace Corelli ? qui remplace Nilsson ? qui remplace Sills ? qui remplace Crespin ? » Eh, bonnes gens, vous le savez, la réponse est « personne ». Loin, évidemment, de penser que l’opéra est mort, qu’il n’y aura plus de voix de cette dimension épidermique. Mais on ne remplace pas de telles personnalités ; on en croise d’autres, simplement, avec des qualités différentes.

Ce que marque le décès de Pavarotti, c’est surtout la fin d’une époque, qui a prévalu sans conteste jusqu’à ce jour. Cette époque où la voix primait sur le théâtre. Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, le théâtre prévaut sur la voix. Au risque d’en choquer beaucoup, je dirais même que c’est une bonne chose.

Esquivant quelques coups qu’on me lancera avec la légitimité du Hezbollah, j’ai envie d’argumenter : le théâtre est la seule chose qui lie l’opéra aux non spécialistes. Or ces braves gens constituent probablement 80% du public moderne. Prenez une salle et demandez, à la sortie, aux bons bourgeois, à leur adolescent boutonneux, trainé de force, à l’intellectuel de gauche venu en jean troué pour prouver que les dorures, ça ne l’impressionne pas, à l’ouvreuse, au petit couple venu rêver, demandez leur de faire leurs commentaires. Peu auront eu souci de la justesse, de la qualité du timbre, de la beauté des vocalises. Ils auront simplement aimé – ou non – le bruit qui sortait du chanteur. Un peu comme moi je me promène devant les œuvres du Tintoret, ignorant tout de technique et même d’histoire, mais ressentant le frisson parce que ce que je vois me plaît.

Or ce théâtre qui est aujourd’hui la figure centrale d’une représentation d’opéra, notre Big Lulu n’en avait cure. On dit qu’au sommet de sa gloire, quand un metteur en scène lui demandait de traverser la scène, une voiturette de golf l’attendait en coulisses pour le porter, discrètement du point A au point B. Je me souviens aussi de cette émission, sur la Rai, qui diffusait des extraits de Tosca avec notre ami dans le rôle de Cavaradossi. Avouons-le, Big Lulu ne faisait pas un grand fusillé ; pour preuve : quand frappé par les balles il s’apprêtait à laisser choir son gros derrière sur la scène froide et dure, on le voyait regarder un peu en arrière, plier les jambes et tendre un peu la main pour amortir sa chute. Quiconque a vu sur CNN l’attitude d’un fusillé sait que sa préoccupation principale n’est pas d’éviter l’ecchymose sur sa fesse droite.

Pavarotti INC.

Luciano Pavarotti présentait le paradoxe étonnant d’être le plus grand chanteur d’opéra vivant et de s’être totalement volatilisé des scènes d’opéra. Qu’est ce qui a poussé ce prodigieux artiste à ne plus regarder l’art qui l’a propulsé au sommet de sa gloire qu’avec réserve ? Car si l’on peut reprocher à Pavarotti d’avoir quitté les scènes de manière un peu lamentable, personne ne pourra lui reprocher d’avoir raté une certaine vulgarisation du genre ni d’avoir snobé la jeunesse, travers dans lequel un maître de son envergure était pourtant tout destiné à tomber.

Quand en 1992 Luciano Pavarotti gravit les marches qui mènent à la scène de La Scala, pour un Don Carlo que votre serviteur chérit entre tous, il faut déjà un peu le pousser. La superstar qu’il est devenue et qui se fera copieusement huer par le public scaligère met-il déjà en balance ce que la pratique de l’opéra dans sa forme théâtrale apporte encore à sa gloire (et à son portefeuille) en comparaison des périls d’impopularité auquel celle-ci l’expose ? Quand ce géant monte sur scène, ce n’est évidemment pas pour son chèque, la seule chose qu’il ait à y gagner c’est l’électricité d’un public survolté à l’idée de frôler la légende qu’il symbolise. De quoi s’aperçoit-il ? Que la public, loin de vénérer l’icône, en attend des prouesses, attend qu’il justifie son statut, que la bête vaille le prix de la place. Un peu comme si, rentrant dans la tente d’un forain, on tirait le postiche de la femme à barbe, histoire de vérifier que le jeu en valait bien la chandelle. Pourquoi, dès lors, Pavarotti, au sommet de sa gloire et en possession de moyens encore supérieurs à tous ses concurrents de l’époque, pourquoi aurait-il pris le risque d’aller se faire siffler, qu’avait-il à y gagner ? Désormais on ne le verrait plus qu’entre Bono, Céline Dion et Zucchero. Est-ce le mauvais goût de Pavarotti qui l’éloigna des scènes lyriques ou la folie furieuse d’un certain public ?

Et pourtant, alors que notre gros matou est encore tout dégoulinant de la douche froide qu’il a prise à la Scala, on le voit signer d’autres projets. Et contrairement à Placido Domingo, qui n’hésite pas à faire transposer certaines des partitions qu’il chante d’un demi ton ou d’un ton vers le bas (ce qui n’enlève rien à son génie), Big Lulu, lui, s’attaque vaillamment aux rôles écrasants que sont Cavaradossi et Radames. Que Luciano n’ait plus été le ténor qu’il était, c’est un fait. Mais le timbre n’avait rien perdu en s’élargissant et l’ambitus restait étonnant.

On a gaussé sur Pavarotti and friends. Et franchement, il n’y a rien à faire : La Donna e mobile en duo avec Florent Pagny, c’est vomitif et rien d’autre. Mais voyons la beauté de l’opération : la cause humanitaire qui se cache derrière, les sommes récoltées, l’investissement personnel. Avec son statut de super star, Pavarotti aurait pu se contenter de voler de gala en gala et d’encaisser des chèques de plusieurs centaines de milliers d’euros, sans reverser le moindre centime à quiconque, sauf au fisc, évidemment.

Attention, personne ici ne dit que Pavarotti n’était pas un homme riche. Il devait être le chanteur d’opéra le plus riche du globe et ce grâce à ses royautés sur la vente des disques, à ses concerts, à ses DVD, ses masterclasses. Mais plutôt que de profiter paresseusement de son don et de récolter les millions, il a eu l’inventivité et la générosité d’y associer des causes humanitaires et aussi de familiariser des millions de gens au bruit que fait une voix d’opéra. Nombreux sont ceux à qui cela aura plu et combien d’entre eux ont sauté d’un album de Pavarotti and Friends vers un disque highlights de La Traviata, vers une représentation de la Flûte enchantée pour finir abonné dans la maison d’opéra locale ? Pavarotti n’a-t-il pas fait plus pour faciliter l’accès des masses à l’art lyrique que n’importe quel projet éducatif mis en place par des maisons d’opéra bienveillantes ?

The fat man won’t sing

Pavarotti se sentait chez lui au Metropolitan Opera. Il était propriétaire d’un magnifique appartement New-Yorkais et le staff de l’institution locale avait pour lui mille bontés. Ses rapports avec James Levine et Joseph Volpe, alors directeur du Met, étaient amicaux. Sur la scène New-Yorkaise il a accompli certains de ses derniers exploits lyriques. On entend déjà les mauvaises langues dire qu’il n’y avait plus guère qu’au Met qu’on pouvait se permettre l’investissement Pavarotti. C’est sans doute vrai. Ce qui est vrai, aussi, c’est qu’à New-York, il y avait une admiration et une affection authentiques du public pour le mythique gosier, qu’en foulant les planches de l’imposante maison de Lincoln Plazza, Big Lulu risquait moins la ratonnade qu’ailleurs. Et qui aura le courage de subir les mises en scènes redoutables qu’on accordait à ce public archi-conservateur, verra quels triomphes mérités Big Lulu sut s’attirer. L’acteur était gauche. Comment, en effet, composer avec un tel physique sans avoir l’air un peu bête en jeune homme amoureux. Mais au fond, notre ténor adoré s’en sortait plutôt pas mal. Son Nemorino ne manquait pas de vérité, son Radames en imposait, même si son Manrico n’était pas crédible pour deux sous.

Il faut lire, absolument, le compte rendu de la dernière apparition pavarotienne au Met. Notre chroniqueur, Placido Carrerotti avait fait le déplacement. Ces dernières années, Big Lulu avait habitué le public aux rebondissements qui accompagnent généralement toute production impliquant une méga-star en fin de course : annulations de dernière minute, dates déplacées, représentations entamées puis annulées. On rappellera par exemple que si Julia Varady a incarné l’une des plus extraordinaires Abigaille du Nabucco de Verdi pour l’intronisation de Hugues R. Gall à l’Opéra de Paris, en 1995, elle annula plus de la moitié des représentations figurant à son contrat. On ne peut pas avoir l’excellence et la stabilité, ce serait trop beau.

Voilà donc notre Big Lulu, à la suite de rebondissements rocambolesques une dernière fois face à son public, dans un vrai rôle, sur une vraie scène d’opéra. Cela se passe plutôt pas trop mal, vu son âge, vu sa corpulence, vu sa santé déclinante. On n’est là, au fond, que pour saluer une dernière fois l’idole et contrairement à La Scala, on ne rate pas l’occasion. Ce que soulève Placido Carrerotti c’est que Big Lulu, qui s’est toujours reposé avec un brin de paresse sur ses moyens vocaux hallucinants, assurant scéniquement et émotionnellement le minimum syndical, livra ce soir là une prestation où, enfin, il donnera toute sa tripe. Ce qui, à mes yeux, vaut tout l’or du monde et remplace tous les discours ronflants que je pourrais tenir, c’est cette photo qui, à la lumière du décès de notre Big Lulu, aujourd’hui coincé dans son grand cercueil blanc, montre l’illustrissime, une larme à l’œil, la main sur le cœur et le regard qui, indéniablement, dit « bon sang, ça va me manquer tout ça ». Toi aussi, Big Lulu, tu vas nous manquer.

Le plus grand ténor du monde

Un tel titre, ça se mérite. Et plus que quiconque, Luciano Pavarotti le méritait. Car, après avoir fait longuement le tour de « Pavarotti la polémique », quelques mots ne seront pas de trop pour décrire « Pavarotti le phénomène ». Au fond, pour s’en convaincre il suffit d’ouvrir les oreilles. On dit qu’un timbre est une appréciation subjective. Et c’est un fait. Dès lors comment pourrait-on s’entendre pour dire que tel ou tel chanteur a, objectivement, un timbre exceptionnel ? C’est pourtant ce qui revient, inlassablement, quand on évoque la vie de Pavarotti. Ce timbre de lumière, la voix du soleil, la voix des dieux – que n’a-t-on pas lu dans la presse ? Et si Pavarotti était, justement, ce consensus ? Ce chanteur unique dont le timbre réunissait les goûts disparates des amateurs de belles glottes ?

J’ai le frisson quand je l’entends chanter. Juste chanter. D’autres ténors me font un effet comparable, mais cela leur demande plus d’efforts. Big Lulu, lui, séduisait par la simple existence de sa voix. C’est un peu comme un Tadzio fait de sons, dont la simple observation provoque l’orgasme, même s’il ne bombe pas les muscles, même s’il ne se coiffe pas. Mais il n’y a pas que ça. Je suis l’un des seuls, mais je loue haut et fort la longévité de l’artiste. Ainsi ce DVD d’Ernani de Verdi au Met avec Levine à la baguette. Corelli, Bergonzi, Del Monaco, qui étaient tout sauf des jean-foutre, s’étaient passés de chanter l’air et la cabalette du II. Luciano, lui, la chante et il est déjà cinquantenaire. C’est magnifique, électrisant, hallucinant, inhumain. Son Trovatore, live, en 1976 à San Francisco aux côtés de sa Stupenda de camarade de scène pose les bases d’une interprétation de référence de Manrico : un Ah si ben mio anthologique suivi d’un Pira d’une énergie stupéfiante, chanté dans la tonalité originale (alors que tous transposent, même Corelli) et dont l’extrême fin du contre-ut déraillant légèrement ne pose pas le moindre millimètre d’ombre sur cette merveille. Sa discographie, heureusement, est pléthorique et louons, une fois de plus, l’admirable maison Decca qui aura su mettre en valeur tant de chanteurs immortels. Les disques d’anthologie reprenant le nom de Luciano Pavarotti sont innombrables et même jusque dans ses échecs, Luciano a su convaincre : ainsi son Otello a ce petit côté sublime qui désarme d’emblée tout commentaire négatif. L’air de Leicester dans Maria Stuarda, plein d’élan, ponctué d’un aigu radieux, puis son duo avec Elisabetta, puis son duo avec notre amie Stupenda… rien que cela suffirait à le rendre éternel. Et plus tard, en 1980, ne grave-t-il pas le plus bel Elvino de la discographie ? Qui lui opposera-t-on ? Francesco Meli (à sortir chez Virgin) ou Juan Diego Florez (à sortir chez Decca) ? Qui, comme lui, parvient à imposer de cette manière sa voix large, généreuse, fruitée et en même temps passionnée dans le finale du 1 ? Quel ténor possédant un organe aussi large, aussi peu habitué aux fastes de l’écriture belcantiste s’en tirera aussi bien de l’air d’Elvino et de l’ensemble qui le précède ? Personne. Je pourrais passer mes nuits et mes jours, tel Pimène, à inventorier toutes les merveilles que nous lui devons. Mais belle est la découverte…

Et j’entends depuis ce funeste 6 septembre la pluie de reproches tomber sur les épaules mortes du colosse, à en avoir mal au ventre. Quelle horreur que d’attendre l’absolu d’un simple mortel. Oui, Luciano Pavarotti était imparfait. Peut-être eut-il mauvais goût. Peut-être l’associa-t-on à des entreprises artistiques peu reluisantes. Mais son apport à l’art lyrique, franchement, n’efface-t-il pas tous ces points négatifs ? Cela ne fait pas le moindre doute ; pas le moindre. Et ceux qui huèrent le colosse à La Scala et ailleurs, regrettent-ils aujourd’hui d’avoir sali leur moment d’éternité ? Regrettent-ils d’avoir attendu d’un homme qu’il soit plus parfait qu’eux ? Regrettent-ils d’avoir fait pleurer le géant au cœur d’or ? Ces lazzi qui pouvaient paraître anecdotiques à l’époque, aujourd’hui me donnent froid dans le dos. Big Lulu n’est plus ; emporté par le plus cruel des cancers. Le géant a fléchi et ses dents blanches, ses cheveux noirs, sa générosité, son souvenir et sa voix appartiennent désormais à l’éternité. So long, Big Lulu…

Camille De Rijck

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