Après un Des Grieux remarqué sur la scène du Met, dans la Manon de Massenet, un compositeur qu’il affectionne, Michael Fabiano retrouve l’opéra Bastille pour Don Carlo dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, déjà présentée en 2017, mais ici dans une version sensiblement différente et cette fois en langue italienne. Personnalité rayonnante au caractère décidé, Michael Fabiano, nous raconte, dans un verbe riche et enthousiaste, pourquoi ce Don Carlo est un tournant dans sa carrière et comment il explore en profondeur ce que les personnages qu’il interprète ont de terriblement humain. Désormais plus Rodolfo que Duc de Mantoue, le ténor italo-américain se montre plus déterminé que jamais à s’arrimer aux rives verdiennes. Rencontre avec un artiste qui sait ce qu’il veut et qui entraîne aisément son interlocuteur dans son univers par une force de conviction hors norme. Un ténor au cœur vaillant qui nous promet de belles heures musicales à l’avenir.
Votre nom nous amène sur les rives de l’Italie. Quelles sont vos connections avec elle ?
Elles sont très étroites, Mon père est issu d’une famille de deux régions différentes de la Calabre, Scilla et Reggio. Ma tante, Laurie Fabiano, a écrit un livre intitulé Elizabeth Street, sur la migration des membres ma famille paternelle de Calabre aux États-Unis et précisément le New Jersey, au début du siècle dernier, puis le retour de certains d’entre eux en Calabre. Mes racines sont donc de l’extrême sud de l’Italie par mon père. Ma mère, quant à elle, est originaire de différents pays européens (Irlande, Allemagne, Angleterre, Pays-Bas). Je suis donc en quelque sorte de partout. Je suis un citoyen du monde (il ouvre grand les bras).
D’où vient votre passion pour la musique et l’Opéra ? De votre famille ?
Je dirais que non. C’est surtout venu de moi, même si ma grand-mère paternelle était pianiste de concert et que du côté de ma mère, ses deux parents étaient chanteurs. Toutefois, on écoutait peu de musique à la maison. C’est à l’âge de 18 ans, alors que j’étais étudiant à l’université du Michigan, que ma passion m’est venue, et le premier compositeur que j’ai découvert à cette époque était Donizetti. Mon premier professeur de chant était le ténor afro-américain George Shirley, À cette époque, je voulais faire des études de commerce puis seulement la musique. Et c’est vraiment lui qui m’a poussé à en faire ma voie parce qu’il sentait que j’avais un don pour le chant. Je me souviens aussi avoir enregistré quelques « canzone » et airs sur une cassette audio pour l’offrir à mes parents à Noël. Cet enregistrement les a surpris mais ils ont trouvé ça bien. Alors, compte tenu l’avis de mon professeur et de mes parents, j’ai pris conscience de ce que j’avais en moi. Une fois la décision prise, j’ai mis toute ma volonté, toute mon énergie, tout mon enthousiasme dans mon choix de devenir chanteur d’opéra.
Michael Fabiano©Arielle Doneson
Quels ont été vos modèles ?
Cela dépend du répertoire. Je dirais Pertile, Lauri-volpi, Corelli, Bergonzi, Kraus et Carreras. Tous ont été merveilleux, avec des timbres différents et des approches singulières qui ont fait d’eux des voix immédiatement reconnaissables. Pertile n’a pas toujours été très bien perçu et pourtant dans cette voix, quelle émotion, qui vient de l’intérieur, du fond de l’âme! De Bergonzi, j’aime sa ligne de chant, la tonalité et la couleur de son timbre qui sont essentielles pour moi. Et Kraus possédait une flexibilité, une fluidité, des couleurs, qui lui étaient uniques. C’était prodigieux.
Votre premier album chez Pentatone Records est dédié à Donizetti et Verdi. Pourquoi ces compositeurs et pourquoi ces œuvres ? (voir notre chronique)
Pour moi, Donizetti fut l’inspiration de Verdi. Au début, ses œuvres sonnaient bel canto avant que ce qu’il compose aille crescendo vers un répertoire dramatique. J’ai choisi ces airs, car ils ont été écrits à période, autour de 1848, où les styles des deux compositeurs se rejoignent avant que Verdi ne prenne cette puissance musicale que nous lui connaissons. Je pense d’ailleurs que pour chanter Verdi, il faut aussi avoir une belle ligne de bel canto, comme pour Donizetti. Dans le répertoire que j’ai choisi pour le disque, on est entre le pur lyrique et le dramatique, une zone intermédiaire où se situe actuellement ma voix, et c’est aussi dans cet entre-deux que je situe Don Carlo que je vais interpréter. Je voulais démontrer par cet album les similitudes que les deux compositeurs pouvaient avoir à ce moment-là. J’ai choisi cette période pour mettre en lumière la connexion directe qui existait, musicalement, entre eux avant que chacun parte dans des directions différentes, et que Verdi ne devienne Verdi avec ce feu intérieur qui brûle, cette puissance narrative, qui m’attirent irrésistiblement. J’ai une nette préférence désormais pour lui parce qu’il me touche directement au cœur bien plus encore que Donizetti. Il y a quelque chose de la passion animale dans la musique de Verdi comparée à celle de Donizetti qui, elle, me semble plus fluide, plus limpide. Il peut y avoir du feu, des émotions chez Donizetti mais Verdi l’exprime avec une rage, une force incroyable. Verdi est incontestablement plus instinctif que Donizetti et cela me touche personnellement.
Cet album est produit par Pentatone avec qui vous avez signé un contrat exclusif. Comment ce partenariat est né, et quels sont les projets à venir ?
On a beaucoup échangé au cours de ces quatre dernières années. Il m’a été offert quoiqu’il arrive d’enregistrer quatre albums avec des orchestres de haute qualité avec des interlocuteurs et des institutions sérieuses. Je n’avais pas autant de garanties avec d’autres contacts. L’avantage est que j’ai ici une totale liberté de choix du répertoire, des airs, et du maestro. Ils sont totalement ouverts. Pour ce premier album, il y a eu une pleine confiance entre nous, et tout s’est passé dans la plus grande confidentialité. Nous avons d’autres projets comme je l’ai dit. Je ne peux pas vous en dire plus, si ce n’est que « je chanterai en français » (en français). J’adore par-dessus tout Massenet, qui me touche aussi au cœur (il met la main sur son coeur). J’ai adoré chanté Manon au Met la saison dernière. J’aime votre langue et j’ai un coach très exigeant sur la diction. Je veux rendre au mieux et le plus distinctement possible les vrais sons français. Hélas ici à Bastille, je n’en aurai pas l’occasion, puisque ce ne sera pas la version française comme il y a deux ans.
Dans la vision contemporaine de Krzysztof Warlikowski de Don Carlo de Verdi, le drame est vécu à travers les yeux du personnage. En quoi cette vision se rapproche ou diffère de votre conception du personnage ?
Je vais vous raconter une anecdote qui dit tout. Quand je suis arrivé à l’Opéra Bastille pour les répétitions, je n’avais vu aucune image de la production d’il y a deux ans. Je n’ai pas entendu la performance de Jonas Kaufmann. Bref, je ne savais rien de ce qu’il s’est passé sur scène. J’arrive donc à l’Opéra Bastille et lors de notre première rencontre, Krzysztof Warlikowski me pose d’emblée la question « Qui est pour vous Don Carlo ? ». Je lui ai dit que de mon point de vue, Don Carlo n’avait rien d’un héros romantique comme il est souvent présenté. Pour moi, Il est un homme mentalement déséquilibré, bipolaire, et certainement au bord du suicide. Il est capable, dans le même instant, de rire à gorge déployée, et la seconde d’après pleurer, à chaudes larmes dans une crise nerveuse. Warlikowski m’a alors regardé fixement et m’a dit « c’est précisément toute ma mise en scène, et c’est parfaitement ce que je veux ». Ma vision du personnage est donc particulièrement en phase avec la vision de Krzysztof que j’aime beaucoup. C’est un grand metteur en scène dont les visions nouvelles donnent de pertinents éclairages sur le fond des œuvres, sur ce que l’on ne voit pas. Le travail de Warlikowski est pour moi très inspirant.
Don Carlo semble être un tournant dans vos choix. Comment s’inscrit-il dans l’évolution de votre carrière et de votre voix ?
Bonne question. Après avoir débuté par le bel canto puis le répertoire lyrique avec le Duc de Mantoue, Alfredo, Rodolfo de La Bohème. C’est ensuite avec Rodolfo de Luisa Miller et Don Carlo que j’ai opéré « mon changement » (en français). Aujourd’hui mon répertoire outre ces ceux rôles, mon répertoire actuel est Riccardo, Hoffmann, Don josé, Cavaradossi. Pour répondre à votre question, Don Carlo est pour moi entre deux rives, entre le lyrique et une coloration plus dramatique. Et je suis précisément dans cet intermédiaire. Dans cet entre-deux, mon rôle préféré actuellement est Rodolfo de Luisa Miller. Il y a une influence de Donizetti dans le profil vocal de ce personnage et en même temps il y a ce feu typiquement Verdien et l’air « Quando le sere al placido » en est une magnifique traduction. J’ai adoré chanter Werther à Sydney en février de cette année. J’aime ce personnage complexe, tourmenté. Tout comme Don Carlo ce n’est pas un héros romantique mais un être mentalement déséquilibré qu’il faut autant interpréter que chanter. Il faut trouver au-dedans de soi, au plus profond, les raisons de ce déséquilibre. Werther est un personnage entre la raison et la déraison et il navigue sans cesse entre ces deux états. Il faut aussi vivre les personnages comme une expérience mentale. J’essaie de trouver un épisode dans ma vie personnelle en relation avec ce que vit le personnage. Je pense à ce qui pourrait me faire ressembler à Werther ou à Don Carlo. D’ailleurs, avant d’entrer sur scène, j’ai un rituel. Je me regarde pendant une minute, seulement une minute, dans le miroir pour me voir dans le costume et la peau du personnage, afin de me sentir complètement lui avant de le chanter sur scène. Il est important de se voir immergé dans le personnage, dans ses émotions, ses tristesses. Il faut expérimenter et s’expérimenter soi-même. Parfois cela fonctionne, parfois cela ne fonctionne pas. Mais celui qui n’essaie pas, ne progresse pas. J’essaie de prendre le public et de l’emmener avec moi dans l’univers du personnage, pas seulement musical mais aussi à l’intérieur de lui. Comme dans la production de Carmen d’Aix-en-Provence il y a deux ans, qui était pertinente du point de vue de la folie sous-jacente des personnages.
Après Cassio, Edgardo, Faust, le Duc de Mantoue, Don Carlo est le cinquième rôle que vous chanterez à l’Opéra Bastille. Comment vous sentez-vous sur cette grande scène ?
Je m’y sens particulièrement bien. Les grandes scènes conviennent mieux à ma voix large et puissante que les scènes plus petites. Une voix puissante peut oppresser l’auditoire dans un lieu restreint. Dans un grand espace, une voix comme la mienne trouve le lieu idéal. Donc, L’Opéra Bastille me convient bien. Quant à l’acoustique, tout dépend de ce qui se trouve sur scène. Quand la scène est ouverte, sans grand agencement, c’est un peu plus compliqué. Mais chanter à Bastille ne me pose pas de problème particulier.
Quel sont vos prochaines dates importantes dans cette saison ?
Toutes les saisons ont leur rendez-vous importants. Je viens de chanter dans cette magnifique Manon de Massenet au Met. Un souvenir fantastique. En ce qui concerne des productions à venir, les dates importantes sont pour moi Les contes d’Hoffmann ici à Paris en janvier, une Carmen avec Anita Rachvelishvili à Berlin, en mars, sous la direction de Daniel Barenboim. Il y aura aussi une Traviata à Madrid dans cette superbe mise en scène de Willy Decker, considérée comme une référence, et un autre Don Carlo à Londres.
Que peut-on vous souhaiter pour l’avenir ?
A cinq ou dix ans ? (rires). Chanter Le Cid de Massenet, un compositeur comme je vous l’ai dit qui me touche au cœur. Et aussi Andrea Chénier, qui n’est pas aussi sombre qu’on le pense et qui est typiquement entre le lyrique et une coloration plus dramatique, c’est cet entre-deux dont nous parlions tout à l’heure et qui est celui de « mon changement » (en français), Et à plus long terme, Otello de Verdi, le rôle des rôles, et aussi Peter Grimes, un personnage complexe et fascinant, comme je les aime.
Propos recueillis et traduits de l’anglais
Opéra Bastille, le 31 octobre 2019