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Max Emanuel Cenčić : « Ce qu’il faut c’est de l’audace. On travaille dans l’art, on ne peut pas se contenter de suivre les sentiers battus ! »

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Interview
18 mai 2021
Max Emanuel Cenčić : « Ce qu’il faut c’est de l’audace. On travaille dans l’art, on ne peut pas se contenter de suivre les sentiers battus ! »

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Détails

Comment vous êtes-vous formé au chant ?

Je dirais que je suis surtout quelqu’un de très curieux. J’aime énormément rencontrer différents professeurs et l’idée d’avoir un seul professeur, un mentor, une « tutelle vocale » me dérange un peu. On apprend à chanter avec des gens discrets, peu exposés mais très compétents et pédagogues. La maitrise technique c’est très ennuyeux, c’est un travail qui n’est pas là pour amuser les gens et j’ai un peu de mal avec les mastersclasses publiques. 

Vous avez commencé votre carrière de chanteur très jeune, en tant que sopraniste d’abord, avant de marquer une pause durant quelques années …

J’ai voulu faire quelque chose qui me passionnait vraiment et je n’avais pas l’impression que le chant me procurait tellement de plaisir. En ayant chanté pendant quinze ans, je pense qu’il est assez normal de se poser des questions, d’avoir des doutes … J’avais besoin d’un temps pour me recentrer et j’ai réalisé que vocalement je me sentais plus à l’aise dans une tessiture un peu plus grave. Être sopraniste me stressait, cela n’était pas naturel pour moi. 

Le travail du répertoire de mezzo a donc été la réponse à un choix et à une écoute de votre corps ?

Il faut toujours être vigilant et écouter son corps car c’est aussi notre propre instrument. Il ne sert à rien de « se casser » sur une idée de tessiture qui ne correspond pas à sa réalité vocale. Certains chanteurs font malheureusement cette erreur. C’était donc un choix conscient et éclairé. J’ai grandi dans le milieu du chant, avec une mère et une tante toutes deux chanteuses. Ma tante a d’ailleurs été confrontée à cette problématique-là car elle a perdu sa voix en chantant des choses qui ne lui correspondaient pas vocalement. Ce drame m’a marqué et je l’ai gardé à l’esprit tout au long de ma carrière.

Aujourd’hui vous travaillez un répertoire d’alto. Parlez-nous de votre évolution vocale durant ces dernières années.

Ces quinze dernières années, je travaille sur le répertoire napolitain, un répertoire compris entre les années 1700 et 1750 environ avec des compositeurs tels que Vinci, Porpora, Haendel (qui a été très influencé par les napolitains et faisait beaucoup de pastiches de ces compositeurs) et un peu Vivaldi bien que ce ne soit pas mon préféré. Aujourd’hui, je suis bien plus à l’aise avec des rôles de Senesino. C’est un nouveau répertoire qui s’ouvre à moi et j’en suis très content.  J’ai toujours voulu travailler sur la rondeur de la voix, notamment dans les graves, donner plus de volume. Je n’ai jamais forcé sur les aigus. Il faut faire attention à ce que la voix ne développe pas un trémolo ou un vibrato trop large (dû au relâchement du muscle vocal) et éviter d’avoir trop d’air dans la projection de la voix. Des chanteurs comme Placido Domingo ou Edita Gruberova qui chantent encore ont travaillé sur un appoggio très solide et qui leur permettait de soutenir la voix sans développer ce type de vibrato. Évidemment le choix du répertoire est primordial et répéter des erreurs peut être fatal.

Outre ce répertoire baroque, je chante aussi de temps en temps dans des oeuvres contemporaines. J’ai pris part aux créations mondiales de Medea d’Aribert Reinmann au Wiener Staatsoper en 2010 et du Soulier de satin de Marc-André Dalbavie en ce moment ici, à Paris.

Pouvez-vous nous en dire plus sur cette création dont la première aura lieu dans quelques jours à Garnier ?

C’est un projet très ambitieux : la pièce de théâtre de Paul Claudel dure onze heures et l’opéra un peu plus de six heures ! La musique composée par Marc-André Dalbavie est très belle, très atmosphérique avec des moments extrêmement forts. L’orchestre est imposant et il y a des instruments atypiques que l’on ne trouve pas d’habitude à l’opéra. J’interprète les rôles de Saint-Jacques, l’Ange gardien et Saint Adlibitum dans des scènes de dialogues très théâtrales.

En 2007 vous sortez un album Rossini, un répertoire peu abordé jusqu’alors par les contreténors …

Je ne connaissais pas tellement le répertoire rossinien et je l’ai découvert par hasard : en travaillant ma voix, j’ai essayé beaucoup de choses et j’ai découvert Tancredi puis La Donna del lago. On m’a ensuite invité à chanter Tancredi pour un concert et, petit à petit, l’idée de cet enregistrement s’est concrétisée. Cet album était un peu un coup de poker qui a bien fonctionné et a participé à l’ouverture du champ des possibles pour les contreténors. Cependant, j’ai interprété le rôle de Malcom seulement dix ans après l’enregistrement de cet album et j’aurais préféré qu’on me propose le rôle dix ans auparavant (rires).

Pourquoi trouve-t-on des rôles d’hommes chantés par des femmes notamment au XIXe siècle ? Aucun homme n’avait la tessiture requise pour chanter ces rôles de jeunes pages ?

Je suis fasciné par l’opéra romain qui a duré environ deux cents ans et qui avait une immense tradition de l’opéra travesti (comme le kabuki ou l’opéra chinois où des castrats chantaient des rôles féminins et étaient célébrés pour ça). A l’inverse, dans certains pays, les rôles masculins étaient chantés par des castrats mais, faute d’argent (les castrats étaient très chers) ou simplement de castrats disponibles, on a confié des rôles masculins à des chanteuses dont certaines se sont spécialisées dans les rôles masculins (vocalement et scéniquement). Ce qu’il faut comprendre c’est que le genre n’existe pas dans l’opéra italien : le travestissement est de fait un élément essentiel. C’est pourquoi, après Napoléon, et malgré la présence de quelques castrats à son époque, des générations de chanteurs ont été cassé et de fait, cet art était en disparition. Rossini a été porteur de renouveau dans l’opéra italien car dans sa vision il exprimait d’un côté la modernité (en abordant des sujets romantiques et moins mythologiques, en faisant évoluer l’enjeu dramatique ainsi que la forme des œuvres, l’importance des scènes d’arias, la taille de l’orchestre …) et d’un autre côté, il conservait les éléments de la tradition italienne ; les rôles des castrats étaient confiés aux femmes renforçant l’idée selon laquelle il n’y a pas de sexualisation vocale à l’opéra.

Puisque le genre n’existe pas dans l’opéra, ces rôles pourraient donc être chantés par des contreténors ?

Si aujourd’hui un contre-ténor est en mesure de bien chanter des rôles en pantalon, pourquoi pas évidemment, à partir du moment où cela fait honneur à la musique. Mais je préfèrerais toujours entendre une bonne mezzo-soprano qu’un contreténor moyen, car encore une fois, le sexe n’est pas important à l’opéra.

L’Artaserse de 2012 apparait comme la célébration des voix de contreténors. Comment vous expliquez l’avènement de ces voix durant ces vingt dernières années ?

Dans les années 90, certains contreténors comme Jochen Kowalski, Michael Chance ou Derek Lee Ragin étaient célèbres mais faisaient figures d’exceptions. C’était un temps où le répertoire des contreténors n’était pas bien défini : Kowalski a développé un répertoire éclectique mais manquant de cohérence.

A l’époque, ces voix étaient considérées exotiques et des festivals baroques fleurissaient partout (notamment avec René Jacobs, Alan Curtis, Gardiner) mais c’était abordé sous le prisme d’un mouvement alternatif, d’expérimentations, de découvertes, on ne savait pas vraiment quel emploi faire de ces voix. J’ai connu cette époque-là en tant que sopraniste, en me produisant par exemple au Festival de La Chaise-Dieu ou à Utrecht. Dans les années 2000, on a commencé à entendre des voix extraordinaires comme celle de Philippe Jaroussky par exemple, puis d’autres talents sont arrivés comme Franco Fagioli en 2003, en 2004 j’entendais Yuri Minenko au BBC de Cardiff, en 2008 Valer Sabadus à Salzburg avec Muti et je me suis dit que c’était une génération de chanteurs vraiment différente de celle que j’avais connu lors de mes années de sopraniste. J’en suis arrivé à la conclusion que l’industrie de l’opéra ne permettait pas vraiment à ces voix de se faire entendre correctement, notamment dans le choix du répertoire, plutôt que par manque de talents. En me lançant dans la production, je pouvais choisir des opéras rares avec tous ces talents en étant sûr de pouvoir diversifier notre offre musicale plutôt que les œuvres devenues presque commerciales dans l’opéra. Il y a un vrai public amateur de musique baroque qui était jusque-là ignoré par les maisons d’opéra.

Le premier projet inconnu a été Faramondo de Haendel et cela a surpris les gens, puis Farnace de Vivaldi mis en scène à Strasbourg et enfin Artaserse où j’ai voulu réunir les meilleurs contre ténors du moment, déjà célèbres ou moins connus, mais tous talentueux. Ce qu’il faut finalement c’est de l’audace, avoir le courage d’essayer. On travaille dans l’art, on ne peut pas se contenter de suivre les sentiers battus !

La scène musicale et lyrique a pris son essor à ce moment-là, c’est une voix qui est devenue attractive et beaucoup de chanteurs ont osé se lancer. La voix de contre-ténor il faut l’assumer et pour beaucoup de jeunes hommes c’est difficile par rapport à la pression sociale et à tous les préjugés liés à cette tessiture, à l’amalgame voix/genre/sexualité. C’est aussi le moment où des changements ont été opérés dans la société, où on a commencé à parler de métrosexualité, les mentalités ont commencé à évoluer, et cette tendance a été une ouverture pour ces jeunes mais aussi pour les professeurs qui se montraient jusque-là réticents à enseigner le chant à ces voix (alors que la technique est la même que celle des voix de femmes).

En 2014 vous enregistrez Siroe de Hasse puis vous le mettez en scène à Versailles. Comment vous est venue cette envie de faire de la mise en scène ?

Beaucoup de metteurs en scène ont refusé de mettre en scène cette œuvre, surtout à cause des textes métastasiens. Je me suis dit que j’allais essayer de le faire moi-même et ce fut pour moi une découverte exceptionnelle. Par ce biais on peut vraiment aider les chanteurs, en se faisant leur miroir. Le metteur en scène peut détruire un chanteur ou l’élever, le magnifier en le conseillant, en le stimulant. Les chanteurs sont très reconnaissants car ils comprennent qu’on est là pour les aider à être les meilleurs possibles. Ainsi j’ai toujours eu de très bons rapports avec mes collègues et je ressens leur joie profonde de monter sur scène, ils ne se sentent pas contraints par des indications figées voire stériles.

Depuis, j’ai aussi mis en scène Arminio, Serse, Polifemo, La Donna del Lago et Carlo il Calvo dernièrement au Bayreuth Baroque Opera festival.

La Donna del Lago de Lausanne ?

Tout à fait ! J’ai pensé l’argument comme un songe d’une femme hystérique du XIXe siècle, une bourgeoise parisienne à l’instar d’Emma Bovary, qui s’ennuie dans sa vaste et riche demeure. En ce temps-là, les femmes n’avaient pas beaucoup de libertés. Leurs seules échappatoires étaient la lecture et la contemplation artistique. Cette femme sexuellement réprimée et hystérique lit le livre de Sir Walter Scott, et se rêve en Elena, elle se figure ces trois hommes qui la courtisent et son père qui veut la marier à quelqu’un qu’elle n’aime pas.

Pour moi, elle est l’opposée de Lucia (le personnage éponyme de Lucia di Lammermoor de Donizetti, NDLR), une femme fière, qui se bat pour sa liberté alors qu’Elena c’est l’archétype de la bourgeoise du XIXè qui se plie aux souhaits de son père et aux desiderata sociétaux de l’époque, sans dire ouvertement ce qu’elle désire. Je trouve ce personnage vraiment horrible (rires) bien qu’il plût définitivement beaucoup à l’époque et c’est cette complaisance que j’ai essayé de ridiculiser.

Vous êtes directeur artistique du Festival de musique Baroque de Bayreuth où nous devrions retrouver la production de Carlo il Calvo en septembre 2021 ?

Oui, étant donné les restrictions en vigueur l’an dernier, nous avons voulu programmer Carlo il Calvo à nouveau pour cette édition 2021 car beaucoup de spectateurs n’ont pas pu le voir en live. Ça a été un gros succès online avec plus de 300000 spectateurs. Le partenariat avec Mezzo et la radio nationale de Bavière se poursuivra cette année également ainsi qu’avec d’autres plateformes qui relaieront l’opéra. Par ailleurs, sont programmés les récitals de Jakub Orlinski, Simone Kermes, Franco Fagioli et la reprise du Polifemo de Salzburg.

Comment vivez-vous l’expérience du récital en comparaison à un opéra mis en scène ?

Je n’ai jamais trop aimé les récitals. Je leur préfère amplement les opéras mis en scène : les costumes, le drame, le jeu, ça me passionne ! Il y a deux ans, j’ai fait un concert et j’ai vu des dizaines de spectateurs sortir leur téléphone et commencer à filmer … quelle angoisse !

Avec le recul, comment définiriez-vous votre rapport au chant aujourd’hui ?

Chanter est presque devenu une religion, une conviction plutôt qu’une vocation. J’ai connu des moments terribles et des moments d’extase avec ma voix. Je ne chante pas pour les autres, pour leur donner du plaisir et je n’utilise pas la musique pour mettre ma personnalité en valeur. J’ai une vie privée qui me plait et je n’ai pas besoin de la scène pour me sentir bien. La musique est plutôt une transcription psychologique et émotionnelle et elle m’accompagne tout au long de la vie. J’en apprends tous les jours. Je n’ai pas vraiment choisi d’être chanteur mais j’y reviens toujours. Si je lutte parfois, je sais aussi que c’est nécessaire de le faire. C’est presque une dimension spirituelle. Monter sur scène demande du courage et d’oser s’exposer à un public !

 

                                                                                                                            Propos recueillis à Paris le 3 mai 2021

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