Avec plusieurs milliers de représentations d’opéra au compteur depuis le début des années 1950, Mario Hamlet-Metz est un mordu d’art lyrique qui, de ville en ville, de théâtre en théâtre, a applaudi les plus grands interprètes de ces soixante dernières années. Un livre récemment publié – La ópera en mil vivencias, disponible seulement en espagnol – vient raconter ces expériences exceptionnelles. A la rencontre d’un lyricomane, un pur, un dur.
A quel âge, avez-vous découvert l’opéra ?
Dès mon plus jeune âge, j’ai pu entendre les grands chanteurs du passé. Je me souviens que mes parents et leurs amis s’asseyaient confortablement au salon et, après une écoute attentive de disques 78 tours, analysaient et commentaient en détail les interprétations vocales. Parfois, les discussions devenaient assez animées mais, en général, elles reprenaient une tournure amicale dès qu’on passait à la salle à manger. C’est aussi dans mon enfance que je me suis passionné pour le cinéma. Je caressais l’espoir de pouvoir un jour approcher une de ces stars que j’idolâtrais. C’est ainsi qu’un dimanche de septembre 1952, je me suis retrouvé en train de faire la queue pour une représentation de Carmen au Théâtre Municipal de Santiago du Chili. J’ai réussi, ce jour-là, à faire d’une pierre deux coups. D’abord, j’ai pu entendre des voix en direct et puis j’ai été, pour la première fois de ma vie, en présence d’une vrai star, non de cinéma certes, mais de théâtre lyrique. Il s’agissait de Ramon Vinay, qui, au sommet de sa brillante carrière, n’oubliait pas ses origines et retournait dans son pays natal pour régaler « son » public de ses interprétations inoubliables. Sur moi, l’impact a été immense et l’addiction à l’opéra immédiate.
Comment s’est concrétisée cette addiction ?
Après cette première expérience, j’ai couru à l’opéra chaque fois que je le pouvais. Il Trovatore, Andrea Chenier, Le nozze di Figaro, La Bohème, Pagliacci et Otello (ces deux derniers encore avec Vinay) ont suivi la Carmen qui m’avait initié. En plus, il y a eu dans les années 50 une série de films provenant de Hollywood ou de l’Europe qui avaient d’une manière ou autre le chant comme sujet. Je les ai tous vus : du Grand Caruso jusqu’à Puccini, en passant par Melba, Les Contes d’Hoffmann, Rigoletto, Casta Diva, Casa Ricordi, etc. Biographies plutôt fantastiques des grands compositeurs et leur époque, opéras filmés en noir et blanc au son défectueux… Tous ont contribué à mon éducation lyrique. J’ai commencé aussi à acheter mes propres disques, déjà en 33 tours (quel progrès !) : Norma, I Puritani, Lucia et ce magnifique récital du nom de Lirico e Coloratura, tous avec la Callas pour protagoniste. Elle est devenue, dès le début mon interprète préférée et elle l’est encore, soixante ans plus tard. En 1957, le Municipal de Santiago a célébré son centième anniversaire avec une saison lyrique vraiment remarquable qui a commencé avec une visite de la compagnie de la Piccola Scala et a continué avec des représentations d’un très haut niveau artistique dans lesquelles on a entendu de très grandes voix : Manon et Faust avec Ferruccio Tagliavini et Virginia Zeani ; La Traviata avec la Zeani encore et Bruno Landi, Tosca avec Tagliavini, Claudia Parada e Giangiacomo Guelfi. Dans Faust et Le Barbier de Séville, on a eu Nicola Rossi-Lemeni, etc. Cette saison m’a vraiment ouvert l’appétit. Il me fallait commencer à voyager. Buenos Aires, cette ville qui à l’époque était magnifique, où régnait l’abondance, l’élégance et le bon goût, avait aussi un théâtre à la réputation internationale indiscutable. J’ai donc traversé les Andes en juillet 1958 juste pour assister à la représentation historique d’Otello avec laquelle le Colon célébrait son jubilé. Sir Thomas Beecham dirigeait un cast formidable où brillaient Vinay, Antonietta Stella et Giuseppe Taddei. C’est à ce moment que mon addiction, déjà assez forte, est devenue incurable. De nouvelles frontières allaient bientôt s’ouvrir. Il y avait tant à découvrir et à apprendre.
A propos de Maria Callas, l’avez-vous vue « en vrai » ?
En mai 1965, j’avais réussi à me procurer un billet pour la Norma de Paris mais il m’a été impossible de traverser l’Atlantique parce qu’étant alors boursier, je ne pouvais absolument pas m’absenter de l’université en pleine période d’examen. Tant mieux. J’aurais été terriblement déçu d’être témoin de la catastrophe de cette soirée où elle a dû abandonner la scène.
Je l’ai vue pour la première fois en personne à Milan en décembre 1971, lorsque la direction de la Scala l’a invitée à la représentation des Vêpres siciliennes, vingt ans après la soirée historique où ce même opéra lui avait valu le titre de souveraine absolue de cette auguste maison. Puis, en février 1974, je l’ai finalement écoutée « en vrai », à la fin de la tournée mondiale qu’elle faisait avec Di Stefano. Le son de sa voix, si caractéristique, n’était certes pas celui auquel on était habitué mais l’art de dire et de communiquer le message musical et théâtral était évident, palpable. A vrai dire, lorsqu’elle chantait seule « Suicidio » ou « Voi lo sapete » par exemple, elle était calme et concentrée de sorte qu’on s’apercevait à peine de la diminution de la puissance de sa voix. C’était dans les duos avec son partenaire qu’elle devenait nerveuse et hésitante, essayant d’aider le ténor dont la santé vocale était bien pire que la sienne.
Trois ans plus tard, en septembre 1977, elle mourait tragiquement. Les documentaires qui ont suivi sa disparition peuvent bien nous révéler quelques aspects inconnus de sa personnalité ; ils n’expliqueront jamais ce qui se passait à l’intérieur de son cerveau de génie. Si le théâtre est par définition l’art de créer des illusions et du plaisir esthétique, à l’opéra, de mon temps au moins, personne n’y a réussi comme Maria Callas.
Vous avez fait vos débuts à La Scala en 1962, le même soir que Joan Sutherland…
C’est un jour brumeux et froid de février 1962 que je suis arrivé la première fois à la Gare Centrale de Milan. Avant même de chercher une chambre, j’ai pris le premier tram en direction la Scala. J’étais curieux de découvrir l’opéra à l’affiche. Imaginez ma surprise quand j’ai vu qu’il s’agissait de La Sonnambula, avec en débutante in loco Joan Sutherland. Elle sur scène, moi au poulailler : nous avons fait, en effet, nos débuts ensemble. L’opéra de Bellini était repris dans la production que Visconti avait créée pour la Callas presque dix ans avant, celle où le grand metteur en scène lui avait donné le fameux « Hepburn look ». Elle n’a pas bien commencé, la future Stupenda. Elle s’est trompée de groupe en adressant ses premiers mots – « Care compagne » (chères compagnes) – aux hommes et les suivants – « e voi, teneri amici » (et vous tendres amis) – aux femmes. Lapsus linguae qui a provoqué une réaction immédiate d’un groupe assez nombreux de tifosi callasiens autour de moi dans la galerie: « Cangura ! » (kangourou), « Va all’asilo ! » (retourne à la maternelle), hurlait-on impitoyablement. Durant l’entracte, les discussions étaient animées mais les commentaires sur la débutante me semblaient assez justes : on admirait la technique et le volume mais on avait du mal à comprendre ce qu’elle disait. Le fait est qu’elle a dû attendre son dernier air (« Ah ! Non credea ») et surtout la cabalette qui suit («Ah ! non giunge ») pour recevoir une ovation générale, plus ou moins incontestée.
Le public d’hier vous parait-il plus connaisseur que celui d’aujourd’hui ?
Sauf à avoir fait des études musicales, on ne peut pas vraiment parler de « connaisseurs » au sens scientifique du mot. À l’opéra, on découvre le genre, on l’aime, on écoute, on voit. Peu à peu naissent et se développent les goûts pour une certaine période ou un style et les préférences, surtout pour les chanteurs. Beauté pure de la voix ou interprétation ? Tebaldi ou Callas ? Telle est la question. Aujourd’hui, les transmissions en HD et surtout le monde du Web offrent un accès immédiat à une source inépuisable d’informations et de documentation précieuses. L’avantage est énorme sur les « aficionados » d’antan auxquels il fallait une éternité pour se procurer, souvent en payant, des renseignements comme des enregistrements. De nos jours, en quelques minutes, on peut consulter les archives des théâtres, entendre pratiquement tout, comparer, commenter et critiquer avec des « confrères » lyriques à l’autre bout du monde. Plus de restrictions ou de frontières : cet espace est illimité, accueillant, inestimable et à la portée de tous.
Et les interprètes ? Faites-vous une différence entre les chanteurs d’hier et d’aujourd’hui ?
Autrefois, les chanteurs, quelle que fût leur importance, arrivaient sur les grandes scènes après une longue et rigoureuse période de préparation et de perfectionnement. Leurs débuts au Palais Garnier, au Staatsoper, à la Scala ou au Met semblaient tout à fait justifiés, ce qui n’est presque plus le cas aujourd’hui. Ces théâtres, assez souvent, donnent l’impression de ne plus être un point d’arrivée mais un point de départ, de sorte que bien des chanteurs salués prématurément comme des stars restent à l’état de promesse ou à mi-chemin, aves des carrières peu satisfaisantes ou tronquées. Une poignée d’entre eux, les plus sérieux, les plus disciplinés et les plus judicieux dans le choix de leur répertoire, finissent par s’imposer et, à la longue, triompher. Le chant même et l’attitude de ceux qui le pratiquent ont aussi évolué. Il s’agit maintenant de redécouvrir et de revitaliser. Vinay, Vickers, Nilsson, Ludwig ont donné une toute autre dimension au chant wagnérien. La Callas a révolutionné tout, a sorti les oiseaux de la charmille et a humanisé des personnages traditionnellement statiques à travers un répertoire qui allait de Spontini et Cherubini jusqu’à Puccini et Giordano. Il a fallu un demi-siècle pour que son interprétation d’Anna Bolena ne sente plus l’imitation et acquière une fraîcheur bienvenue ainsi qu’en ont témoigné celles de Sondra Radvanovsky et d’Anna Netrebko. Bergonzi pour le chant verdien, Natalie Dessay qui vivait la musique avec une intensité palpable hors du commun, Marilyn Horne pour Rossini et Cecilia Bartoli (en concert et sur disque principalement) ont, eux aussi, fait école. Sans la Horne, qui sait si on aurait eu la perfection d’une Valentini, d’une Larmore, d’une DiDonato et, par extension, d’un Florez ou d’un Camarena ? Sans la Bartoli, qui sait si on aurait exploré le répertoire du 18e siècle, répertoire qui, d’ailleurs, a facilité l’émergence et la multiplication des contre-ténors.
Quant à l’évolution de l’attitude des stars, disons que le règne des prime donne qui savaient garder une certaine distance entre elles et leurs adorateurs est pratiquement fini. À la fin des spectacles, elles sourient, elles gesticulent d’une manière presque enfantine, elles applaudissent, elles courent vers le chef d’orchestre qu’elles embrassent vivement. À l’occasion, lors des bis, il leur arrive d’enlever leurs souliers pour se mettre à danser pieds-nus. Cette « démocratisation » de la prima donna, souvent choquante pour les plus anciens est appréciée des plus jeunes. Ce sont eux qui assureront la survie du genre.
Question difficile : si vous ne deviez en garder qu’une seule des milliers de représentations auxquelles vous avez assisté, quelle serait-elle ?
J’ai vu, en effet, des milliers de spectacles lyriques, et les questions les plus difficiles à répondre ont toujours été quel était mon opéra préféré et quelle est la soirée la plus mémorable à laquelle j’ai assisté. Pour la première, j’ai trouvé une réponse simple, directe et irréfutable : « celui que je suis en train d’écouter ». Il m’est extrêmement difficile de répondre à la deuxième ; ce que je fais d’habitude, est de commencer par mentionner quelques artistes qui m’ont profondément impacté et ému au point que leur interprétation de certains rôles ou la lecture de certaines partitions sont restées gravées dans ma mémoire à jamais. Voici donc quelques-unes de ces « médailles incomparables » : Ramón Vinay (Otello) ; Virginia Zeani (La traviata, Manon Lescaut et Fedora, ces deux derniers opéras avec Plácido Domingo) ; Régine Crespin (Le Chevalier à la rose) ; Beverly Sills (Roberto Devereux) ; John Vickers (Les Troyens, Peter Grimes) ; Carlo Bergonzi (L’Elixir d’amour, La Gioconda, Ernani) ; Birgit Nilsson (La Tétralogie, Turandot avec Franco Corelli) ; Ruggero Raimondi (Don Giovanni, Don Quichotte) ; Marilyn Horne (Tancredi, L’Italienne en Algérie) ; Tito Gobbi et Gabriel Bacquier (Tosca, Otello) ; Alfredo Kraus (La favorita) ; Luciano Pavarotti (La Fille du régiment) ; Leonie Rysanek et Christa Ludwig (La Femme sans ombre) ; Shirley Verrett (Macbeth et Maria Stuarda, ce dernier opéra avec Leyla Gencer) ; Natalie Dessay (Zerbinetta dans Ariane à Naxos, Lucia di Lammermoor, Jules César) ; Juan Diego Florez, Diana Damrau et Joyce DiDonato (Le comte Ory). Je voudrais aussi citer des chefs d’orchestre – Carlos Kleiber (Le Chevalier à la rose) ; Claudio Abbado (Simon Boccanegra, La Cenerentola, Don Carlos, Wozzeck) ; Riccardo Muti (Nabucco) ; Leonard Bernstein (Fidelio), Karl Böhm (Elektra) ; James Levine (Moïse et Aaron) – et des metteurs en scène : Luchino Visconti (La sonnambula) ; Franco Zeffirelli (Otello) ; Giorgio Strehler (Les Noces de Figaro) ; Jean-Pierre Ponnelle (La Cenerentola) ; Patrice Chéreau (Elektra) ; Tito Capobianco (Roberto Devereux) ; La fura del baus (La Flûte enchantée)…
Et votre soirée préférée finalement ?
Je vais sortir encore une fois du singulier et en mentionner deux, non seulement à cause de la perfection de ce que j’ai vu et écouté mais aussi parce que dans les deux cas, j’ai eu la forte impression de vivre un moment privilégié et unique. Pour interpréter les opéras de Rossini, Claudio Abbado avait une équipe de chanteurs qui le connaissaient et le suivaient à merveille. J’avais vu plusieurs représentations de « sa » Cenerentola un peu partout puisqu’elle avait fait le tour du monde. A chaque fois, j’aurais bien voulu que la soirée se prolongeât à l’infini. Un jour, à Vienne, on m’avait donné des billets pour cette Cenerentola dans une loge de proscenium d’où je pouvais voir et observer de très près ce qui se passait sur la scène et le maître même, qui semblait s’amuser autant que le public des charmes de la Berganza et des bouffonneries de Montarsolo. Tant et si bien, qu’à un moment donné, il a posé la baguette sur le pupitre, a croisé les bras et, sans perdre de vue personne, s’est mis les mains sur le visage pour déguiser un sourire franc et ouvert de plaisir et de satisfaction. Impayable et inoubliable. !
Une autre expérience similaire m’est arrivée dans la Cour de l’Archevêché, à Aix-en-Provence. On jouait Semiramide, avec une distribution stellaire qui comprenait, entre autres, Marilyn Horne et Montserrat Caballé. On connaissait l’aisance de l’Américaine dans le répertoire rossinien et on se demandait seulement comment l’Espagnole s’y prendrait pour éviter que la balance ne penche de l’autre côté. Mais la Caballé aimait les défis et a répondu à la façon des grandes, se dépassant elle-même et donnant une vrai leçon de chant. A la fin du duo avec la Horne, celle-ci s’est inclinée devant la collègue qui a refusé d’accepter un tel hommage et a fini dans les bras de sa partenaire devant un public délirant. Plus d’un avait un nœud dans la gorge. Moment cosmique, transcendantal…
Vous avez voulu partager vos souvenirs lyriques à travers un livre – La ópera en mil vivencias, aujourd’hui seulement disponible en espagnol –, pourquoi ?
Par reconnaissance. Je me sentais en dette avec le Chili, où je suis né, où j’ai reçu une excellente éducation et où, dès l’adolescence, j’ai découvert l’opéra, les voyages et la francophonie, les trois passions qui ont pratiquement dominé ma vie personnelle et professionnelle. C’est là aussi que je me suis fait des amis à vie, la plupart d’entre eux aussi passionnés d’opéra que moi, qui depuis toujours n’ont cessé de m’encourager à mettre sur papier mes expériences lyriques. Envisagée d’abord sans prétention, comme le journal de ma vie, je pensais écrire une autobiographie destinée à un cercle relativement étroit de lecteurs, à savoir mes amis et connaissances. Puis, au fur et à mesure de l’écriture, j’ai été pris dans un tourbillon enthousiaste semblable aux crescendos rossiniens (y compris l’humour). Je me suis aperçu alors que la matière était trop abondante pour le modeste but que je m’étais fixé, que j’avais vraiment beaucoup à dire, que le vrai protagoniste n’était pas moi mais l’Opéra et que, par conséquent, l’ouvrage pouvait acquérir une valeur didactique et documentaire. Les deux-cents pages du projet initial sont passés au nombre de cinq-cents, suivies d’une série de photos, index d’œuvres, de théâtres et de noms. Si j’avais su au départ que mon livre prendrait une telle dimension, je l’aurais peut-être écrit en français, en anglais ou en italien. Mais pour le moment, et pour paraphraser Pirandello, La ópera en mil vivencias comprend deux-mille personnages en quête de traducteurs.