© Philippe Parent
Si la création française de l’Egisto de Cavalli à l’Opéra Comique en février dernier (voir recension), a reçu un accueil mitigé, en revanche, la performance de Marc Mauillon a été unanimement saluée. Certes, sa vocalité intrigue, dérange même certains gardiens de l’orthodoxie, mais l’intelligence dramatique et la puissance expressive du musicien suscitent l’admiration. Celui que d’aucuns ont surnommé « le baryton ludique » incarne mieux que personne le singulier, l’irréductible dans un microcosme obsédé par la typologie et les étiquettes, poète irrégulier au pays de la raison raisonnante. Rencontre avec une des personnalités les plus originales du premier et si fécond Jardin des Voix (2001), que l’on retrouvera à l’Opéra de Paris prochainement dans Hippolyte et Aricie.
L’Egisto met en scène l’une des premières folies de l’histoire de l’opéra, dont la démesure, qui frise parfois le comique, évoque irrésistiblement L’Arioste. Comment l’avez-vous abordée ?
Avec Benjamin Lazar, nous avions déjà beaucoup travaillé, l’an dernier, sur la féminité dans Cachafaz (voir recension). Avant les répétitions de l’Egisto, il m’a dit: « Tu vas voir, c’est un travail presque plus difficile encore que de se mettre dans la peau d’une femme. » Cette folie est particulièrement troublante parce que c’est une folie telle qu’elle est perçue au XVIIe, autrement dit une folie stylisée. Nous avons essayé de voir ce que nous pouvions casser ou non, y compris dans la gestuelle, car la folie permet tout. C’est une démarche bizarre, car nous essayions de voir jusqu’où nous pouvions exploser le cadre tout en y maintenant la folie et en conservant cette esthétique du XVIIe. Vocalement, l’expérience s’est révélée également passionnante, car j’ai pu tenter des choses différentes et ce fut une expérience très énergisante. De telles scènes demandent un investissement total, mais elles nous apprennent aussi énormément.
Dans ce rôle comme dans tout ce que vous faites, de Machaut à Strasnoy, le verbe est parfois tellement habité qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’incantation, du religieux dans votre chant.
Si je voulais travailler le son pour le son, j’aurais choisi un instrument. Le texte représente un formidable appui. Chez Machaut, c’est évident, on peut parler d’un art total et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’aime le travail sur les trouvères et les troubadours. On y trouve une fusion du texte et de la musique, une symbiose incroyable. C’est une chance de pouvoir faire de la musique avec des mots, il y a quelque de chose de très fort dans le fait de chanter, de dire un texte. Personnellement, ce que je peux communiquer m’importe plus que le côté purement vibratoire du son, même si cela reste du chant et que le son doit être beau. Prima le parole, dopo la musica, c’est l’esthétique XVIIe, elle m’a construit et constitue le bagage avec lequel j’aborde les choses. Ceci dit, j’aime aussi l’idée de pouvoir jouer avec son instrument, de découvrir de nouvelles couleurs, etc. Oscar Strasnoy m’en parlait récemment. Il m’a appris des choses sur ma voix qui m’ont transporté. C’est la première fois qu’il écrivait pour moi [Raulito dans Cachafaz] et lorsque j’ai reçu la partition, je me suis dit qu’il était fou. Je le lui ai dit: il me demandait des contre-ut, par exemple, or il savait que j’étais baryton. Il m’a répondu: « Essaie, s’il faut modifier certains passages, nous le ferons, ne stresse pas. » Et en fait, à la fin, ces notes étaient mes préférées, elles me donnaient une énergie folle !
C’est une transition rêvée pour aborder la singularité de votre voix. Elle intrigue et suscite bien des questions, des critiques aussi. Que vous inspirent-elles?
Je suis sidéré de voir que certains n’ont pas intégré le fait que c’est un muscle, des cartilages aussi et qu’ils évoluent tout au long de la vie. On l’entend chez n’importe quel chanteur, tout évolue. Alors pourquoi se mettre cette espèce d’ornière psychologique: « Ah, c’est donc ça ma voix. Et rien d’autre » ? Je sais que des gens n’aiment pas ce que je fais. Il y a quelques années, certains me disaient: « Tu ne chantes pas avec ta voix ». Or, je ne sais pas faire autrement et je n’en ai surtout pas envie. Au contraire, d’autres me disent: « C’est très bien, tu ne cherches pas à grossir, à noircir le son, tu n’essaies pas d’avoir une voix de baryton typique. On aime ce que tu es, ne cherche pas à créer une image, elle vient naturellement lorsque tu dis ce que tu as à dire ». Bien sûr, on préfère écouter ceux qui vous complimentent [Rires]. Quand on me demande quelle est ma tessiture, je n’en ai pas une idée très claire et cela ne m’intéresse pas vraiment.
Je n’ai pas envie de me mettre dans une niche, ni vocalement ni musicalement, je ne veux pas faire et refaire la même chose. Cela dit sans juger personne, car j’apprécie vraiment les musiciens qui se spécialisent et approfondissent un répertoire. Mais si Machaut me passionne et si je n’ai pas fini de le travailler, je ne veux pas en devenir le spécialiste. Dieu sait pourtant s’il m’apporte des choses incroyables, en termes de reconnaissance au sein de la profession et par le public, sans parler sur le plan musical ou poétique. Mais je ne veux pas me focaliser sur un répertoire, même si je lis beaucoup, je travaille le style et l’esthétique pour progresser. J’ai avant tout envie de communiquer, de faire la musique et de rendre les gens heureux, on est là pour ça. Si encore j’allais dans le mur et si personne ne se retrouvait dans ce que je propose, mais je commence à trouver des gens qui me font confiance et qui aiment ce que je fais. Il en faut pour tous les goûts et je ne vois pas pourquoi je devrais changer ma façon de chanter, pourquoi je changerais ce qui m’est le plus personnel. On dit souvent que la voix est le reflet de l’âme, alors acceptons les gens tels qu’ils sont et les voix telles qu’elles sont également.
L’avantage de la création ou de partitions peu fréquentées, c’est que le public n’a pas des attentes très précises en termes de voix, il n’a pas de références…
C’est le compromis que je m’autorise. Je recherche des œuvres qui ne soient pas des tubes. Je n’ai pas envie de provoquer les gens et de leur dire « Mais si, je peux chanter tel ou tel rôle ». J’aimerais bien sûr interpréter le Comte des Noces de Figaro. Il y a des rôles que je voudrais chanter et qu’on ne me donnera peut-être jamais parce qu’on ne veut pas prendre de risques par rapport aux attentes du public justement. J’ai parfois lu des commentaires sur ma voix qui m’ont fait bondir, mais après tout, c’est ce que certains entendent, ce n’est pas la perception que j’en ai. Tout ce que je demande, c’est qu’on respecte ma personnalité vocale.
A propos de personnalité vocale, vous avez eu l’occasion ces dernières années de vous produire avec Montserrat Figueras. Quel souvenir en gardez-vous ?
Cela ne faisait que deux ans que j’avais la chance de faire des programmes où nous étions juste tous les deux comme chanteurs avec quelques instrumentistes et le peu que j’ai réussi à partager avec cette femme était extraordinaire. Nous parlions de voix atypiques, la sienne justement n’était pas académique, elle était critiquée et sur ce sujet elle était d’une lucidité et d’une humilité exceptionnelles. Chaque fois que je me suis produit avec elle, il se passait quelque chose qui allait au delà de la voix, car elle était dans le don de soi.
La première fois que je l’ai rencontrée, c’était sur le projet Jérusalem, qui réunissait des artistes de nationalités et de cultures différentes. Et Montse avait à cœur de veiller à ce que chacun se sente bien, d’avoir un mot pour chacun afin d’assurer la cohésion du groupe. Je la regrette beaucoup, quand je pense à ce que j’aurais encore pu apprendre à ses côtés, à commencer par une leçon de vie. Elle donnait tout ce qu’elle pouvait avec ce qu’elle avait – on en est tous là, finalement. Cela me bouleverse en y pensant. Certains sont plus gâtés que d’autres, mais ce ne sont pas forcément ceux qui partagent le plus.
Quels projets vous tiennent à cœur les prochains mois, les prochaines années ?
Je me réjouis du Vénus et Adonis [John Blow] qui sera donné l’année prochaine. C’est une production du Théâtre de Caen, dirigée par Bertrand Cuiller et mise en scène par Louise Moaty qui travaille beaucoup avec Benjamin Lazar. On reste dans la même esthétique, même si elle a bien sûr son langage, Alain Blanchot signera les costumes et Adeline Caron les décors. Je retrouverai donc un peu la même famille, la même approche, caractérisée par le respect des individus et de ce qu’ils apportent. Vous n’êtes pas un chanteur lambda, choisi parce qu’il peut chanter les notes de la partition. C’est ce qui me plaît le plus dans le travail avec Vincent Dumestre et Benjamin Lazar. C’est un luxe et j’adore travailler dans ces conditions, parce que du coup, vous vous sentez investi de quelque chose et vous osez amener ce que vous avez à dire. En outre, il y aura vingt-trois dates, donc le spectacle aura le temps de progresser.
Cette saison comporte aussi un petit challenge: je vais faire mes débuts à l’Opéra de Paris, c’est une étape dans une carrière. J’incarnerai Tisiphone, un rôle de furie, dans la reprise d’Hippolyte et Aricie mise en scène par Ivan A. Alexandre et dirigée par Emmanuelle Haïm. Lors de la création du spectacle à Toulouse, j’interprétais Arcas et la deuxième Parque. J’avais donc le bonheur d’aborder les fameux trios, mais cette année je suis content d’avoir un rôle un peu plus pêchu et un petit duo avec Stéphane Degout que j’admire beaucoup. Il rencontre un succès mérité dans tout ce qu’il fait et conserve simplicité et humilité devant la musique, sans jamais se mettre en avant et en développant une vraie réflexion sur le texte. Nous reprendrons également Cachafaz, au Théâtre de Malakoff et sur d’autres scènes nationales – la tournée est en train d’être planifiée. L’an dernier, je disais que Raulito était le rôle de ma vie et je me réjouis de le retrouver.
Dans cinquante ans, si Cachafaz est entré au répertoire, on parlera sans doute de « Raulito, rôle créé par Marc Mauillon » …
C’est là un immense cadeau quand on y pense. C’est la première fois que je faisais dans le sur-mesure. En même temps, je serais vraiment curieux de voir quelqu’un d’autre l’incarner. Sinon, parmi mes projets, il y aura aussi un nouveau disque Machaut et probablement un album Poulenc. J’ai très envie de me lancer dans la mélodie, même si j’en travaille déjà pas mal, et je pense que chez Poulenc, il y a encore des choses à dire. Je ne vois pas l’intérêt de faire un disque avec un programme qui a déjà été formidablement bien enregistré par d’autres. Or, certains cycles de Poulenc n’ont guère été enregistrés. J’aimerais mettre aussi mon grain de sel chez Fauré. Récemment, lors d’une émission de radio à laquelle nous participions avec Isabelle [Druet], Vincent et Benjamin, je l’ai découverte dans le Nocturne et ce fut un choc : pour la première fois, j’entendais cette pièce interprétée exactement comme j’ai toujours voulu l’entendre, c’est-à-dire presque comme une chanson. On donne souvent Fauré, comme d’ailleurs les arie antiche, aux débutants. Je trouve assez cruel de faire travailler du Caccini en première année de chant. On fait croire que c’est facile, alors que c’est horriblement difficile et on passe à côté de tout. La même chose se produit avec Fauré, que l’on a tendance à faire passer pour de la musiquette, ce qui m’agace vraiment. Il y a tout un travailler à réaliser sur ses mélodies.
Propos recueillis par Bernard Schreuders, Paris, 4 février 2012