Si Lucia est morte, c’est parce qu’elle était une femme. Si Lucia est morte, c’est parce qu’elle était une femme puissante qui a tenu tête. Lieu d’émotions violentes par excellence, l’opéra ébranle le spectateur pour mieux le renvoyer au réel.
De Lucia di Lammermoor, opéra que Donizetti compose alors qu’il jouit déjà d’une renommée européenne, l’on n’a longtemps retenu que l’air de la folie. Du début du 20e siècle à la fin des années 1960, cet air se devait d’être vaillamment entonné par toutes les chanteuses, divas et autres prima donna qui, avec une subtilité musicale et technique variable, s’en saisissaient comme d’un véritable morceau de bravoure. Pourtant, loin de se réduire à une démonstration de virtuosité, cet air constitue le point de bascule entre le monde réel, patriarcal, violent, cruel et un autre monde possible où l’amour a sa place et où les femmes sont délivrées de l’instrumentalisation dont elles font l’objet. Chez Walter Scott, comme dans de nombreux opéras, cet autre monde n’advient que dans la douleur, le repli absolu sur soi et, finalement, la mort. Ainsi, la folie ne se confond pas avec le délire. Du délire on ne tire qu’un court répit, alors que la folie est le seuil de ce à quoi tous les héros romantiques aspirent : la libération ultime. Si l’air de la folie est, à juste titre, considéré comme l’un des plus virtuoses du répertoire, c’est avant tout parce qu’il est l’expression d’un dessein qui dépasse très largement le cadre du romantisme pour toucher l’universel. Par ce foisonnement d’ornements, c’est sa liberté que Lucia conquiert dans le sang et la douleur. Il suffira de comparer la partition et quelques interprétations pour se rendre compte que cette démonstration de bel canto est avant tout un espace pour la liberté.
À quoi Lucia échappe-t-elle ? À un mariage forcé avec un homme qu’elle n’aime pas, à l’impossibilité d’épouser l’homme qu’elle aime, au joug d’un frère manipulateur et tyrannique. En d’autres termes, à sa condition de femme dans un monde d’hommes. Alors qu’elle vient de tuer Arturo, Lucia cesse d’être victime. Elle est désormais puissante en ce qu’elle échappe totalement au contrôle des hommes. Même si Raimondo la présente comme coupable (« Ah, que cette main souillée de sang n’attire pas sur nous la colère du ciel ! » Acte III), nul n’est dupe. Lucia n’avait d’autre issue que celle d’une rupture radicale qui lui offre, pour un instant, la félicité d’un autre monde possible : « Viens, trouvons refuge au pied de l’autel… Semé de roses !… N’entends-tu pas une harmonie céleste ? – Ah, c’est l’hymen de nos noces ! … Le rite est prêt pour nous ! … Je suis heureuse ! Edgardo ! Edgardo ! O joie qu’on éprouve et ne peut dire ! » (Lucia, Acte III). En se rendant compte que Lucia l’a vaincu – elle a tué Arturo et a, dès lors, mis fin aux espoirs qu’il fondait sur ce mariage –, Enrico se jette sur elle désespérément. Au fur et à mesure qu’elle perd une raison asservissante pour gagner une déraison émancipatrice, Lucia lui échappe. Le dialogue n’est plus possible, elle est déjà ailleurs, déjà libre.
Si Lucia conquiert sa liberté, c’est au prix de sa vie. D’Anna Bolena à Mélisande, Emma Bovary ou Anna Karénine, la mort attend les héroïnes qui, tantôt ne parviennent pas à s’épanouir dans un cadre conjugal traditionnel, tantôt se voient imposer un tel cadre. La mort de Lucia souligne l’importance et l’ancrage profond des débats contemporains sur la notion de féminicide. Il est clair que Lucia n’est pas morte parce qu’elle était fragile et instable. Ce n’est pas par excès de faiblesse que Lucia a basculé dans la folie pour en mourir, mais bien par un débordement de puissance. C’est précisément parce qu’elle a tenu tête et qu’elle s’est opposée à l’instrumentalisation de son union qu’elle s’est perdue. Si Lucia est morte, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle était une femme prise dans un vaste réseau de domination dont Enrico cristallise la violence. Si un autre monde est possible où l’amour peut se vivre librement, c’est dans la mort. Si un autre monde est possible où l’amour peut se vivre sincèrement, c’est dans un ailleurs incommensurable. De l’Écosse féodale au 19e siècle et à nos mondes contemporains, l’écart peut, précisément, sembler incommensurable. Reste à cultiver ce gouffre.
Ah, si la rage des mortels
Nous fit une telle guerre,
Si nous fûmes séparés sur terre,
Que Dieu nous unisse au ciel !
(Edgardo, Acte III)