En ce jour du mardi 5 janvier 1875, le réchauffement climatique n’occupe pas encore les esprits. « Il fait un froid polaire sur le parvis du nouvel Opéra. Alors que le spectacle doit avoir lieu à vingt heures, la foule se presse, dès dix-huit heures, pour assister à l’inauguration de ce bâtiment qui aura mis douze ans à sortir de terre. ». Depuis cette soirée inaugurale où « un patchwork un peu étrange » fut proposé au public – ouvertures de La Muette de Portici et de Guillaume Tell, suivies des deux premiers actes de La Juive et de la scène de la bénédiction des poignards des Huguenots, puis d’un extrait du ballet La Source, sur une musique de Minkus et Delibes –, la popularité du Palais Garnier, en France et au-delà, n’a jamais faibli. L’admiration voire l’amour que lui porte bon nombre de personnes demeure indéfectible. Le monument n’en a pas moins eu des détracteurs, avant même d’être sorti de terre. Faut-il rappeler qu’à l’origine, le choix de Garnier comme architecte créa la surprise ; que l’impératrice Eugénie, en découvrant les plans, se récria, horrifiée : « Qu’est-ce que ce style ? Ce n’est pas un style, ce n’est pas du grec, ni du Louis XVI » ? « C’est du Napoléon III » lui aurait rétorqué Garnier sans se démonter. Faut-il, au risque de réveiller de vieilles querelles, redire les cabales menées contre cette « cathédrale de la bourgeoisie » ; raconter les machinations politiques qui conduisirent à l’édification de cette chimère d’opéra populaire qu’est la Bastille, « une mauvaise réponse à une question qui ne se posait pas » selon Hugues Gall qui, on l’a vérifié depuis, n’est pas homme à mâcher ses mots ? Faut-il s’insurger une nouvelle fois des profanations dont la salle fut victime ? Il est amusant de noter que les termes religieux jaillissent spontanément dès qu’il s’agit d’évoquer ce « temple de l’art lyrique » dont la façade principale est souvent comparée à une iconostase. Ce n’est pas par hasard : le lieu est sacré.
En tant que directeurs généraux de l’Opéra national de Paris, Jean-Philippe Saint-Geours et Christophe Tardieu ont veillé sur sa destinée à deux époques différentes, le premier de 1983 à 1989, le second de 2010 à 2014. Avec la collaboration du journaliste Michel Sarazin, Ils partagent mieux que leurs souvenirs, leur regard sur le monument et sur l’institution qu’il héberge dans un dictionnaire qui n’en porte pas le nom, amoureux forcément. En une centaine d’entrées classées par ordre alphabétique, défilent fleuries d’anecdotes, les riches heures du Palais Garnier : glorieuses (la soirée d’inauguration, le défilé des chefs d’états au fil des ans…) ou sombres (la période de l’occupation), glaçantes (la visite d’Hitler, à l’aube, le 23 juin 1940…), dramatiques (la chute d’un contrepoids du lustre tuant net une spectatrice dont la légende dit qu’elle occupait au parterre le fauteuil numéro 13…), fantastiques (le fantôme…), mystérieuses (les passages secrets qui traversent le Grand Foyer pour déboucher au quatrième étage dans un espace appelé « Patinage » en souvenir des glissades qu’y effectuaient les petits rats…) ; mondaines (les bals), wagnériennes (la première de Lohengrin le 16 septembre 1891…), amusantes (la tabouret de Pavarotti…), agaçantes (le plafond de Chagall…), enivrantes (l’existence de bars clandestins dans les coulisses…), etc. A cet inventaire instructif, s’ajoutent un certain nombre de considérations administratives, historiques et architecturales ainsi que le portrait de femmes et d’hommes qui, par leur personnalité exceptionnelle, infléchirent le destin de « la grande boutique » : Claude Bessy, Jacques Rouché, Serge Lifar, Rudolf Noureev, Rolf Liebermann… La liste est longue. Ce qu’il y a de merveilleux avec Garnier, c’est que l’histoire n’est jamais terminée. Le livre aurait été écrit une année plus tard, il aurait compté un chapitre de plus, à la lettre C : Cloisons.