Pourquoi parler d’un livre consacré aux Strauss, père et fils (au pluriel) dans un magazine monomaniaque – le nôtre – où seule la voix a droit de cité ? Compositeurs célèbres en leur temps, Johann Strauss et sa progéniture – Johann junior et, moins connus, Josef et Eduard – ne doivent pas leur renommée au chant mais à la valse, une danse des faubourgs de Vienne qu’ils érigèrent en princesse des salons d’abord autrichiens puis européens. Alain Duault raconte cette fabuleuse épopée dans un nouvel opuscule de la collection Actes Sud/Classica. Aucune histoire, fût-elle morne comme la plaine de Waterloo, ne saurait résister à la verve du « Monsieur Musique classique » de France 3. Celle des Strauss ne l’est pas. De la naissance du père en 1804 dans un quartier pouilleux de Vienne à la mort du fils le plus célèbre, presque cent ans après, en 1899 dans une demeure cossue de la Igelgasse – désormais appelée Johann Straussgasse –, la vie privée des Strauss, aussi légère que leurs compositions, pimente une success story appelée à bouleverser le paysage culturel européen. Au-delà de l’ascension sociale d’une famille avec ses fredaines et ses dissensions intestines, la valse est le véritable sujet de l’ouvrage. Alain Duault en décrit l’évolution musicale, des partitions populaires initiales aux poèmes symphoniques que sont l’inévitable Beau Danube bleu ou La valse de l’Empereur. Mieux, il explique ce qui en fait l’ivresse – la tension induite par les trois temps dont on attend en vain le quatrième, la sensualité des corps qui se touchent là où auparavant ils s’évitaient – et la modernité : « c’est une danse individualiste, reflet d’un monde nouveau où les hommes ne peuvent plus se reposer sur les lois et les avantages d’une caste mais où ils doivent hardiment se faire une place, conquérir leur place ». Rappelons à l’instar de l’auteur que Johann Strauss fils comptait parmi ses meilleurs amis Brahms et Bruckner et qu’il fut admiré de compositeurs aussi dignes d’admiration que Wagner ou Ravel.
Soit, mais à part le fiasco de la version initiale du Beau Danube bleu créé en 1867 par un chœur d’un millier d’hommes, quel lien entre les Strauss et l’art lyrique ? Réponse : l’opérette, du moins en ce qui concerne le fils. Sous l’influence de sa première épouse, Jetty, et de Maximilian Steiner, le directeur du Theater An der Wien, Johann au sommet de sa gloire ose se frotter à un genre pour lequel il pense ne pas être fait. Les premiers essais, accueillis froidement, semblent lui donner raison jusqu’à ce qu’un de ses amis lui mettent entre les mains Le Réveillon, une pièce de Meilhac et Halévy. On connaît la suite. Bien que le succès lors de la création à Vienne soit mitigé – pour des raisons de morosité économique –, Die Fledermaus, l’ouvrage tiré de la pièce, fait aujourd’hui partie du patrimoine culturel autrichien. Une dizaine d’autres titres suivront. Seul Le Baron Tzigane est, d’après Alain Duault, encore digne d’intérêt. Notre curiosité titillée, on aurait cependant aimé en savoir plus sur ces opérettes oubliées dont une au moins, Le chevalier Pasman, serait un « presque opéra ». Le format de la collection – moins de 200 pages – limite certes les développements mais n’aurait-il pas été possible de réduire en annexe la chronologie sur les Strauss et leur temps – près de cinquante pages – pour explorer davantage ce versant moins connu de leur œuvre ? D’autant que Johann fils fut avec Franz von Suppé à l’origine de ce genre qui, sans faire tourner le monde sur trois temps comme la valse, allait tout de même distraire Vienne une cinquantaine d’années durant, jusqu’à ce que l’Anchluss sonne la fin des réjouissances.