Entendant de ces musiquettes que les programmateurs croient parfois bon d’infliger aux auditeurs innocents, Gabriel Dussurget avait coutume de dire, avec son fin sourire : « c’est de la musique que c’est pas la peine ». Avec toute l’affection que nous portons à Gabriel Dussurget, qu’il nous soit permis de penser que la publication de ses mémoires est un livre « que c’est pas la peine ».
Les amis de Gabriel Dussurget savaient parfaitement, de longtemps, que Gabriel avait dans ses papiers ce manuscrit où il raconte sa vie d’avant Aix, avec force détails sur la vie homosexuelle de l’entre-deux guerres. A vrai dire, il n’entendait pas publier ce récit, qui avait eu pour lui une valeur cathartique à usage privé, et dont il pensait que la publication pourrait inutilement déranger. Il savait aussi que ce récit n’apportait pas grand-chose à sa légende, commencée en réalité assez tard dans sa vie puisque c’est à 45 ans passés qu’il créa le Festival d’Aix-en-Provence.
Aussi le manuscrit circula-t-il parmi les proches. Nous pûmes le parcourir du vivant de son auteur. Déjà alors, il nous apparaissait que sa publication, en effet, n’était pas nécessaire, mais que peut-être une édition à compte d’auteur, diffusée aux plus proches, avec des photos tirées des belles archives de Dussurget, aurait du sens. Mais les choses en restèrent là.
C’était sans compter l’énergie inépuisable que Kathleen Fonmarty-Dussurget déploie depuis la mort de son oncle à faire vivre sa mémoire. C’est à elle que l’on doit plusieurs initiatives notamment aixoises pour donner le nom de Gabriel à une rue, une salle de musée et surtout à un Prix de chant, décerné pour la première édition à Stéphane Degout, et qui cette année sera remis le 15 juillet à Aix à la soprano Julie Fuchs. Ici, Madame Fonmarty-Dussurget s’est attaché les services de Renaud Machart, bien connu de nos lecteurs, pour réaliser les nécessaires notes accompagnant l’édition du livre : car il est question de peintres, de chanteurs, de musiciens dont l’histoire n’a pas toujours retenu le nom, ni les dates.
Voici donc les « mémoires » de Gabriel Dussurget de son enfance à la création d’Aix, complétée en deuxième partie par une évocation des grands moments du Festival, puis par des aphorismes issus de la conversation de Gabriel, dont l’amabilité et l’ironie était réjouissantes.
Il est douteux que la première partie du livre passionne grand monde. On y attend un tableau de l’époque, une description des milieux artistiques, des jugements éclairés… Las, on a surtout une biographie faisant la part belle à l’évocation du Paris des années fofolles, décrivant par le menu les lieux de drague gay, les villégiatures de la nomenklatura homosexuelle, les petites histoires de coulisses, bref, tout un périple au royaume oublié et perdu des amours entre garçons. Certaines anecdotes sont amusantes, comme ce jeune homme qui ne sortait que déguisé en Marie-Antoinette et que l’on retrouva mort dans une chambre d’hôtel borgne. Le ton est léger. Le récit est souvent plaisant. Mais il est certain que l’intérêt historique et même biographique en est des plus limités. Gabriel racontait sa vie, oralement, avec plus de verve qu’il n’en a à l’écrit, et donnait sur les artistes qu’il fréquenta des détails précieux que ce récit omet. Et puis, les dates souvent se confondent, les événements se décalent, et l’appareil critique de Renaud Machart peine à rendre compte de ces erreurs, se limitant souvent à un rappel lapidaire de dates élémentaires du type « Gustav Heinrich Ernst Martin Wilhelm Furtwängler (1886-1954), chef d’orchestre allemand » – n’est-ce pas un peu court ?
La deuxième partie n’est pas l’œuvre de Gabriel Dussurget. C’est une rhapsodie d’évocations du Festival d’Aix semées dans des interviews et des documentaires. Ceux qui ont en tête le beau documentaire télévisuel Pierre Jourdan, « Le Magicien d’Aix », savent déjà tout ce qui est dit là, et même davantage. Ceux qui n’ont pas vu ce documentaire seront bien inspirés de s’y reporter, tant cette deuxième partie manque du charme et de la gaieté que Dussurget mettait à toute chose.
La troisième partie enfin reprend des formules dont Dussurget émaillait sa conversation, mais qui, séparées de leur biotope, se fanent quelque peu.
On ne peut s’empêcher de penser que Gabriel Dussurget méritait mieux que ce livre troussé à la hâte. Nombreux sont ceux qui l’ont bien connu, fréquenté, aimé. De moins en moins nombreux cependant. Il serait temps peut-être de réaliser un véritable livre d’hommages et de témoignages, de photos, avec, pourquoi pas ? un disque qui fasse entendre ce que Gabriel proposait aux spectateurs de son temps.
Sylvain Fort