L’opéra, lui, n’était pas à inventer. Mozart l’a trouvé tout fait, s’étouffant déjà pas rien qu’un peu dans ses péchés mignons, le décoratif, l’ébouriffant. On sait avec quelle ardeur revancharde d’abord il y a souscrit, enfin affranchi des virtuosités plus ecclésiastiques de rigueur chez l’Archevêque. Il était gamin encore, et dans Mitridate comme malgré lui, comme sans le savoir, il laissait sourdre une eau nouvelle, autrement pure, presque amère. Son Aspasia déjà, du seul fait de chanter Pallide ombre, dépose le costume et les plumes, devient un personnage, retrouve Racine. Au temps de Lucio Silla, il a seize ans, une autre vérité, comme un cri du coeur, investit tout ce chant orné et à da capo, dans les émois de Cecilio, les refus fiers de Giunia. Certes, en ce second (et dernier) voyage milanais, la volubilité des castrats l’impressionne, il en prend de la graine, mais ce n’est pas à une amante profane, c’est à la Vierge Marie qu’il dédie les roulades et guirlandes de l’Exultate, jubilate. Rien que du virtuose en effet, jusqu’au moment où dans Tu Virginum Corona s’ouvre, comme pour certain Orfeo né à Vienne voici juste dix ans, un «puro ciel» qui le transporte : effusion tendre, chaste, amoureuse pourtant. Devenant Chérubin, Mozart devient Mozart. Il suffira de mettre un peu d’Allemagne là-dedans. Et demain, avec la même effusion timide et tendre qui le voyait soupirer devant la Madone, notre Cherubino d’amore volera des rubans à sa Comtesse marraine.
Le Nozze di Figaro marque l’entrée réelle, historique, royale, de Mozart en opéra. Avant, il a eu des inspirations, prodigieuses, surnaturelles. Elles suffisent à propulser dans un autre monde qui n’est qu’à lui des formules qu’il trouve toutes faites, et respecte. Il n’y a guère que déjà Traurigkeit, dans Entführung, avec son sol mineur, son absence totale de décorations vocales, qui dans le Mozart du moment, annonce de façon imméconnaissable le Mozart de toujours, ou plutôt ce par quoi tout dans Mozart, le moindre moment, touche à l’éternel, – et nous le fait toucher. Le reste est formules, ouvertes à qui veut, que son génie transcende. Il n’aurait pu aller de plain-pied à Figaro. Avant de pouvoir inventer, il faut pouvoir oublier : tout oublier des formes à la mode, payantes, qu’il a utilisées, et sublimées, dans son singspiel allemand de Die Entführung. Oublier qu’il est commode de s’abriter dans le décoratif théâtral, la surcharge vocale. Pourquoi ? Mais parce que le sujet de Figaro l’oblige à la réalité, la vérité, pour ne pas dire le vérisme. Avec Figaro, théâtre d’actualité, Mozart aventure l’opéra dans le contemporain, le quotidien, l’humain-trop-humain. Certes on va gommer le caractère politiquement frondeur de notre héros, dont l’opéra (surtout à Prague et Vienne) n’a que faire. Mais on ne va pas gommer le fait que c’est le valet, pas le maître, qui est le héros éponyme ; qu’on n’est plus chez les héros et les dieux ; au château certes, mais avec tout le monde : femme de chambre en scène – et la quittant à peine –, jardinier, maître de musique, filles de cuisine ou de lingerie, et c’est entre eux que tout se passe, histoire d’âmes certes, mais aussi très explicitement de chair et même, sit venia verbo, de cuisse.
Racine différait de Corneille en ceci surtout, que si ses héros sont nécessairement rois et princes, c’est qu’eux seuls savent parler le racinien ; ils ne sont pas tenus à (et par) la grandeur d’âme ; des Arianes, mais leurs états d’âme ne diffèrent (di pasta simile) de ceux de Zerbinette que par le ton. Les souverains de Corneille, eux, pensent, décident, tranchent (se tranchent, se font saigner) en tant qu’ils sont souverains. Il faudrait trouver une métaphore acceptable pour le «droit de la première nuit» qui est au coeur de l’intrigue, mais à ceci près Figaro se transpose très bien dans un château, une folle journée et des malentendus d’aujourd’hui, notre monde n’en manque pas (le malentendu n’est que la figure réelle du quiproquo de théâtre). Où ? Mais dans la Règle du jeu, par exemple. Est-ce un hasard si la Comtesse (elle est Comtesse !) y vient de Salzbourg, et s’il y a quiproquo de mantilles et de capuchons au jardin à la brune, sotto i pini del boschetto ? Les personnages de Figaro ne pourraient évidemment s’exprimer selon les formules de l’opera seria, en armures de carton. Mais pas davantage avec celles de l’opera buffa, et des nez de carton. Il va falloir mélanger les genres, c’est-à-dire les transgresser, pour trouver la chair et les larmes. Entrent en scène Da Ponte, un vrai dramaturge, pas un fournisseur de rimes. Et le Mozart définitif. Incipit l’opéra nouveau, – l’opéra pour toujours.
Non sans une forte préparation musicale toutefois. Une si rude innovation est une création, pas un rapiéçage. Il s’agit d’inventer pour l’opéra un parler vrai, pas moins ; qui ne soit pas le récitatif, trop sec ; ni l’aria, trop fleurie ; de donner son timbre de voix propre à chaque intervenant ; de le faire s’exprimer dans une tenue, tenue de voix bien plus encore que costume, qui lui aille, et lui ressemble. C’est le miracle mozartien de l’année 1784, tout entière consacrée à un projet neuf. Affranchi de son Archevêque et du coup, obligé de chercher son pain et celui de sa famille dans la poche du public payant, Mozart s’est attelé à une série de six concertos pour piano et orchestre, qu’il jouera et dirigera lui-même dans de fructueuses académies. Il compte gagner gros en les éditant à compte d’auteur (hélas, en l’absence de copyright, on le piratera ; il n’en aura que les frais, qui le ruineront). On connaît le lyrisme, l’invention mélodique jaillissante, la verve de ces concertos, K. 449 à 459. On observe moins que, lancé dans sa série, pourtant Mozart une seule fois s’interrompt – et ce pour une oeuvre d’une formule absolument inédite, qui ne correspond à aucune commande, qui lui prend son temps, donc son argent, et dont il écrit à son père que jamais, à ce qu’il croit, il n’a fait mieux. C’est le miraculeux Quintette pour piano et vents K 452. Là c’est de la façon la plus pure, abstraite, comme pour une scène imaginaire où on se passerait de mots et d’identités, mais pas d’individualités, que Mozart met au point son éblouissante technique de dialogue entre le piano et les instruments, partenaires qui deviennent comme des personnages. Chacune de leurs interventions – réplique, repartie, bref soliloque ou aparté – fait d’eux une voix de théâtre. Sans cet apprentissage de la conversation en musique d’où viendraient, avec leur économie, leur profusion et leur invention aussi, phénoménales, les grands finales de Figaro ?
Dans Figaro, la voix humaine chantée est ramenée à la simplicité, la concision de la voix parlée. Avec une pointe d’emphase ou d’insistance quand la situation dramatique le demande ; mi-voix pour insinuer, grondements pour faire entendre qu’on est le maître ; ou plages de silence, car il arrive qu’on ne parle que pour soi ; rien en tout cas, pas un son qui soit émis en vue du plaisir de l’oreille ; ne chanter que pour dire, et comme on dirait. C’est dans Figaro que le chant d’opéra apprend à se passer de la vocalise, qui est l’usage virtuose et public qu’il faisait de la voix, pour le plaisir du son, sans rien lui faire dire. On en trouvera bien une petite écrite pour Susanna, mais dans un trio concertant, pour qu’on puisse l’entendre là où elle se cache, jusqu’à l’ut, a parte, dans la dispute entre le Comte et la Comtesse. Et à la fin de l’air du Comte, jusqu’au fa dièse, pour
bien faire entendre que sa rage jubile. Pour le reste, le chant dans Le Nozze di Figaro n’a besoin que de l’inflexion, de l’accent ; des mots à sens et parfois double sens se font entendre comme mots, avec leur sens, en même temps que l’acte de chanter les modifie en les faisant musique. Que fait Susanna quand elle réplique au Comte qui la presse : «Signor, la donna ognora tempo ha di dir di si» ? Elle chante ? Ou bien elle parle ? Les deux ! Et lui l’entend et même sous-entend parfaitement, et sa réponse, tout en parlant, chante de plaisir, comme un chat qui ronronne : «Dunque in giardin verrai ?» Eros s’est infusé à la voix : soudain le Chérubin qu’il fut parle dans le Comte. Merveilleuse ambiguïté, qui laisse entendre dans la question le doute et le désir, qui sont comme de la première fois.
C’est la toute simple gaîté humaine, l’humeur de rose d’un matin de noces, l’essayage de sa capeline, qui font Susanna babillarde au lever de rideau. Des la-la-la font danser ses mots tandis que Figaro, prosaïquement, mesure cinq, et dix, et vingt, bien obligé de répondre tant elle l’asticote, grommelant plus que chantant, comme si à son essayage lui aussi il avait des épingles dans la bouche. A-t-on jamais vu ça ? À l’opéra ? Un couple de valets (si encore c’était Arlequin avec Colombine, des habitués), qui coquètent et un tout petit peu papouillent, inventant ce ton inédit en musique, – le câlin ? Mais le ton se rembrunit, et la phrase aussi retouche au sol. Et si le Seigneur Comte t’envoie tôt matin faire une course pour lui, hé ? Alors lui en deux sauts… «Susanna pian, pian» dit Figaro, comme s’il avait vraiment peur qu’on entende. Le chant dans Le Nozze n’attend pas pour être chant que le personnage ait pris la posture, que l’action se soit immobilisée au profit du chant, le temps d’un air. À Figaro, héros puisqu’éponyme (et doublement, puisqu’on verra son triomphe), trois airs sont dévolus : mais le premier démarre sans transition, depuis le récitatif, petite rengaine que déjà il se chantait à lui-même, et que laissé seul par Susanna, il va pouvoir extérioriser. Si le Contino veut qu’on danse, on dansera ! Et le voilà plus pleinement campé que par aucun des deux qui suivront. La première innovation, révolutionnaire, s’était produite dans Idomeneo déjà. Le récitatif, du fait de s’instrumenter, chante déjà, et voilà : le personnage décolle. Il ne faut même pas cela à un personnage de Mozart et Da Ponte. Marcelline n’aura pas besoin d’un air pour qu’on sache qui elle est. Son duettino, où ses formulations sont en apparence les mêmes que celles de Susanna, suffisent à montrer son caractère, et par où on la pique ; et ensuite le grandiose «Raffaele !..» qui mène au sextuor qu’on sait. Nous n’en avons pas appris davantage sur Bartolo par tout l’air qui, d’entrée de jeu, lui est dévolu. Et combien de phrases ou même fragments de phrase de la Comtesse qui la révèlent par le chant, «Ah quanto Susanna, siam dolce di cuore», le sublime «Più docile sono» du dernier finale, autant que ses airs, qui Dieu sait, disent qui elle est, pourquoi elle chante, comme personne à l’opéra n’a encore fait.
Qu’on n’oublie pas Barberine, comparse à peine dans cette folle journée, qui en ouvre le dernier acte, le nocturne, avec une cavatine discrète et lisse, déchirante pourtant, dans un fa mineur qui ferait croire que l’épingle qu’elle cherche est fichée dans son coeur. Pauvre fille de quinze ans que son chant, en un instant, sous nos yeux, fait femme. C’est le tour de la pauvre petite… Miracle pur du chant, génie de Mozart.
Mais c’est avec Chérubin et la Comtesse qu’un acte de démiurge lui fait ouvrir un espace du coeur encore inexploré. Chérubin leur dit (à toutes) que son cœur soupire, et elles lui tombent dans les bras. Le génie de Mozart sublime cette canzone, merveille
intouchable qu’on aurait tous voulu écrire tant elle semble chanter en nous depuis toujours. Mais c’est un lieu commun, il l’a peut-être emprunté à un chanteur de rues. Une déclaration, oui. Un aveu, non. Tout autre est son entrée, son «Non so più», pur coming out du désir qui en lui éclate, aveu ardent et ébloui de sa sujétion au dieu Eros. Ici il se déclare. Il ne dit pas ce qu’il éprouve, mais qui il est. Prodigieux autoportrait en musique, comme nul n’en avait fait, chant sous-tendu et porté par cette invention physique elle-même surnaturelle (quand Chérubin est bien chanté) : le legato de l’essoufflement même.
Et la Comtesse ! Elle aussi, un air lui trotte dans la tête, c’est peut-être Chérubin tout à l’heure qui le fredonnait dans le couloir. Elle attend, elle est seule, tout naturellement il lui monte aux lèvres. Où sont-elles, les belles heures ? Quelle femme, délaissée après si peu de mariage, ne se le dirait ? La chanson, qui n’était pas à elle, la ramène à elle-même. Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi, perchè mai ? Et comme en silence, elle retombe dans sa rêverie et reprend son «Dove sono». Ce n’est plus elle qui chante le refrain, c’est le refrain qui chante en elle : en preuve de quoi, modification géniale que Mozart apporte à ce da capo récapitulatif, elle omet le soupir qui la première fois coupait en deux la longue phrase musicale comme pour bien montrer qu’il n’y a là qu’une canzonetta avec ses vers et ses rimes. Mais c’est son âme cette fois-ci. C’est la voix même de son soupir. Il est permis de trouver qu’ici un embellissement, même prescrit ou permis par Mozart, ne peut que faire ombre à la nouveauté sublime de cette coulée effusive. Ce miracle est musical, celui même du chant mozartien : la réappropriation d’une chanson par le coeur qui chante.
Un premier miracle de la Comtesse a été dramaturgique. Il semble que toute l’exposition d’une folle journée, toute cette agitation du I, ces accessoires en scène et ces péripéties, n’aient eu d’autre objet que d’amener, mettre sur le devant de la scène une solitude. Elle entre en scène et voilà : tout le visible est d’un coup aboli, le décor et même le personnage. Nous pouvons fermer les yeux, et écouter. Un autre théâtre commence, parce qu’une solitude, qui a le coeur plein, et ne peut le dire à personne, nous chante qu’elle ne peut le dire. Le voilà, le coup de génie de Mozart, et il va mener l’opéra loin au-delà de Figaro. Et typiquement cette Comtesse, qui chez Mozart est tant, chez Beaumarchais n’était presque rien. Mais au théâtre où l’on parle qui écouterait un cœur ? L’opéra vient de donner son sens au monologue. Quel pur ciel !
André Tubeuf