Jean Cabourg
Alvaro, péruvien, ne peut que se consumer au feu de la brûlante Leontyne Price, de son medium musqué, de ses phrasés lascifs et turgescents. Roturière, d’un métal plus trempé, Tebaldi le laisserait pour autant impavide ? Six intégrales au disque démontrent le contraire. Avec Mitropoulos, une latine ardente autant qu’extatique en ses piani, superbe d’engagement chez Votto, altière et si idiomatique à Naples devant Corelli, comme avec Schippers. Le studio la dessert et réussit mieux à la jeune Price, mais les inflexions exotiques de cette Carmen Jones gâtent sa ligne. Renata for ever.
Antoine Brunetto
Mon ralliement à la cause pricienne ne faisait que peu de doutes, victime que je suis, et de longue date, d’une addiction au velours de la dame. Certes on est assez loin de la jeune fille fragile ballottée par un sort contraire : la Tebaldi des vertes années, au timbre plus frais, semble a priori mieux armée pour cela. Et pourtant la voix opulente capable d’allègements sublimes, le slancio admirable, les aigus lumineux me font tout oublier. Qu’importent alors le phrasé parfois swingué, les graves quelque peu écrasés : Leonora c’est Leontyne !
Laurent Bury
Ah, Leontyne Price, sa grande et lourde voix, aux vocalises laborieuses, sa diction molle, qui ignore à peu près l’existence des consonnes – sauf les R qu’elle multiplie par cinq, peut-être pour compenser –, son italien irrémédiablement exotique, son statisme dans les décors Sixties de la Bell Telephone Hour… Ah, Renata Tebaldi, son incapacité à incarner un personnage, ses insupportables minauderies en scène, ses gestes de rosière effarouchée ou de communiante émoustillée, comme dans l’impossible film tourné à Naples en 1958… Au moins, en fermant les yeux, Tebaldi devient plus tolérable, enfin, à condition de bien choisir l’année d’enregistrement. Cela dit, tant qu’à fermer les yeux, pourquoi ne pas aller jeter une oreille du côté d’Anita Cerquetti, qui savait, à la même époque que madame T., chanter comme une vraie princesse désespérée et non comme une ménagère qui rêvasse en lisant un roman-photo…
Christophe Rizoud
On commet souvent l’erreur de juger Renata Tebaldi à l’aune de ses derniers enregistrements, le Don Carlo de Solti notamment. C’est oublier qu’avant d’être une Elisabeth à la taille épaisse, Tebaldi fut un des plus beaux sopranos de l’après-guerre, parmi les seuls capables de se mesurer à Maria Callas, bien que – nous sommes d’accord – leur art fût incomparable. En ses années glorieuses, Leonora de La forza del destino allait comme un gant à cette voix somptueuse, qui s’exprimait ici dans sa langue – ce qui lui donne un avantage certain sur Leontyne Price toujours un peu exotique dans un italien qu’elle a tendance à mâchouiller comme un chewing-gum. Une anecdote achève de placer la « pesarese » sur la première marche du podium. Lors des représentations de La Force du destin – précisément – à Florence en 1953, alors qu’à la fin d’un de ses airs, la salle sous le choc allait se répandre en clameurs, un spectateur court-circuita tout le monde en s’écriant « un angelo ! ». Qui dit mieux ?
Julien Marion
Price ou Tebaldi? Tebaldi ou Price? On a, pour une fois, un peu de mal à choisir… Le timbre si particulier de Leontyne Price, ce haut médium et cet aigu de rêve, soyeux, crêmeux, planants: oui, tout cela est propre à mettre en transe l’amoureux de beau son… Mais en face, Renata Tebaldi a des arguments solides à faire valoir. Relevons tout d’abord que le rôle est en parfaite adéquation avec ses moyens vocaux et lui permet de déployer à l’envi les nombreux attraits de sa voix, foncièrement plus saine et mieux répartie entre les registres que celle de Price, dont le grave et le bas médium ont toujours été… exotiques. Reconnaissons ensuite que dans ce répertoire, Tebaldi remporte sans difficulté la palme de l’idiomatisme, face à une Price dont les intonations jazzy surprennent toujours un peu. Alors certes, Tebaldi est sans doute plus lymphatique que Price… sauf quand il y a le feu autour d’elle. Quand par bonheur c’est le cas, comme au San Carlo de Naples, au cours de cette soirée bénie des Dieux du 15 mars 1958, alors on a la somptuosité vocale ET l’engagement, et on rend les armes devant cette interprétation qui frise la perfection.
Clément Taillia
Mettons-nous d’accord tout de suite : grandiose plénitude des moyens, étoffe incomparable du timbre, stature immense et tragique… la Leonora de Price, a priori, tue le match. Pourtant, votre serviteur a eu envie, dans la pénombre de sa misérable mansarde, de rendre hommage à Renata Tebaldi. Pourquoi ? Tout simplement parce que, quelque peu étonné par la composition du duel de cette semaine (quoi, dans Verdi, dans la Forza, Leontyne Price pourrait avoir l’ombre d’une rivale ?), il s’est précipité sur l’un des nombreux « Pace, pace mio dio » laissé par la Tebaldi. Et que ce qu’il y a entendu, c’est-à-dire cette voix plaintive et douloureuse, cette expressivité résignée, cette ligne de chant sublime jusqu’aux efforts que lui font déployer les passages les plus aigus du rôle, l’a bouleversé comme il ne l’avait plus été depuis fort longtemps…
Sylvain Fort
On s’accorde à trouver trop entortillée l’intrigue de La Forza del Destino. Elle est pourtant d’une simplicité presque primaire. Chaque personnage y dévale à toute vitesse la pente de son destin, sans aucune prise où s’accrocher. C’est l’histoire d’une dégringolade ahurissante. Celle de Leonora est la plus spectaculaire : de jeune vierge, elle devient garçon errant, puis ermite asexué. Quelle déchéance, et que de beaux airs pour la chanter ! Il me faut donc, au creux de ces cantilènes sublimes, l’innocence défaite, la candeur sacrifiée. Il me faut Renata Tebaldi. Leontyne Price est, bien entendu, magnifique, mais elle n’est pas candide. Elle est blessée et combattante, mais n’a pas la résignation supérieure de la Tebaldi. Il n’y eut que l’italienne pour camper cette fille de famille devenant anachorète barbu sans jamais comprendre ce qui lui arrive, sans ajouter à son chant un seul accent superflu, un seul sanglot déplacé. Sa placidité native la vouait à Léonora, c’est son plus grand rôle, c’était son destin. La force est avec elle.