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La main au collier

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Enquête
4 décembre 2019
La main au collier

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La fameuse affaire dite du Collier de la reine a suscité une avalanche d’adaptations, de commentaires, d’ouvrages et d’études dans peu ou prou tous les arts. L’opéra est de ceux-là, avec notamment The Ghosts of Versailles de John Corigliano, qui en évoque les réminiscences spectrales. Si cette célèbre affaire suscite un tel retentissement par-delà les époques, c’est que d’aucuns y voient l’un des prémices de la Révolution française. Parmi eux, Goethe lui-même, qui l’analyse comme le fondement de celle-ci, tout en s’inspirant de cet incroyable imbroglio pour une pièce qui est loin d’en traduire la complexité, Le Grand copte. Comme toujours en Histoire, les choses sont un peu plus compliquées que cela.

Au départ de cette histoire romanesque, il faut bien un collier. Dans l’ambiance gabegique de la Cour de France dans les dernières années du règne de Louis XV et compte tenu de la réputation de certains personnages de très haut rang autour de Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette en particulier, il n’est pas très étonnant que les joailliers Böhmer et Bassange, sis à l’actuelle place Vendôme (alors place Louis-le-Grand) se soient mis à rêver de vendre le plus gros et le plus beau collier du monde à l’un d’eux, voire à la reine elle-même, dont les dépenses réputées folles suscitent déjà depuis des années des commentaires tour à tour indignés et haineux.

Si « gros » n’est pas toujours synonyme de « beau » – particulièrement dans le cas qui nous occupe – ça l’est en revanche bien souvent de « cher ». Ce disgracieux gâteau scintillant composé de 21 pièces regroupant en cascade 647 pierres précieuses pesant 2800 carats est conçu dans les années 1770. Il coûte 1 800 000 livres, ce qui donnerait aujourd’hui quelque chose comme 20 millions d’euros.  Trop cher, même avec un petit rabais. Entre les faussement riches, celles en guerre ou celles qui n’ont pas le goût du gaspillage inutile, aucune Cour européenne ne peut se payer une telle folie. Nos pauvres joailliers se trouvent bien vite en grande difficulté, car il leur a bien fallu financer la matière première et ils doivent d’importantes sommes à leurs fournisseurs. Ils n’hésitent donc pas à harceler la reine – autrefois bonne cliente, mais qui cherche alors à se ranger – pour qu’elle achète le plastron dont elle ne veut résolument pas.

Or voici qu’un beau jour de l’été 1785, elle reçoit de Böhmer une lettre débordante d’enthousiasme et de gratitude qui dit en résumé sa fierté d’imaginer qu’enfin « la plus belle parure de diamants qui existe servira à la plus grande et à la plus merveilleuse des reines ». Marie-Antoinette est perplexe. Il doit s’agir encore de ce collier dont elle a pourtant expressément dit qu’elle ne voulait plus en entendre parler. Elle brûle donc le billet et n’y pense plus, jusqu’à ce qu’on lui annonce – quelques jours plus tard – que le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, avait acheté en son nom le fameux collier. Rohan ? Marie-Antoinette ne le supporte pas en peinture ! Comment aurait-elle pu accepter une transaction qu’elle avait obstinément refusée en usant pour intermédiaire un prélat qu’elle méprise et qui est tenu éloigné de la Cour depuis des années, hors des charges qui l’y conduisent de temps à autres. Ce dernier est alors quinquagénaire, couvert de titres du haut de la mitre jusqu’aux boucles des souliers, assoiffé de richesses mais dépensier comme un Brésilien de retour de « Rio-de-Janeire ». Ce personnage considérable issu d’une des plus grandes familles du royaume dont la devise altière suinte la suffisance : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis », est surtout réputé pour être le religieux à la fois le plus crédule et sans doute le moins dévot du pays, en plus d’avoir un faible très prononcé pour les femmes.

 Pourtant, un contrat avait bien été établi et le cardinal avait même versé un acompte. On met sous les yeux de la reine cet acte d’acquisition, qui porte la signature de « Marie-Antoinette de France ». La principale intéressée et son entourage détectent instantanément le faux grossier, la reine ne signant jamais autrement que de son nom de baptême. Pour elle, il ne peut donc s’agir que d’un coup monté par le cardinal pour la compromettre aux yeux de tous, elle qui a des ennemis partout. Son entourage, baron de Breteuil en tête, lui conseille d’attendre que le cardinal s’enferre dans la situation inextricable qu’il a lui-même créée : après l’acompte, il doit désormais verser un quart de la valeur du collier aux joailliers. Tous savent que le prélat est au bord de la faillite personnelle et le soupçonnent d’avoir acquis le collier au nom de la reine pour le dépecer et en revendre les diamants qui le composent afin de payer ses propres dettes. Autre preuve du précipice qui attend le cardinal : il essaie de contracter un énorme emprunt auprès du trésorier de la Marine, déjà très fâché d’en avoir fait un en pure perte aux joailliers… pour financer la fabrication du collier !

Les soutiens de la reine peuvent se réjouir : ils tiennent là un triple crime à mettre sur la soutane pourpre du cardinal : vol, escroquerie et, plus grave encore, crime de lèse-majesté. Il n’y a plus qu’à le cueillir.

On rédige un résumé des épisodes précédents au roi qui, stupéfait, convoque le cardinal le 15 août 1785, jour de grandes festivités pour l’Assomption, dont ce dernier doit célébrer la messe à Versailles en grand apparat. D’après le maréchal de Castries, témoin jugé crédible, la reine et ses proches exigent l’arrestation immédiate du prélat, mais Louis XVI garde la tête froide.

Rohan, décontenancé par cette convocation subite, entre dans le cabinet royal. Il reconnaît tous les faits qui lui sont présentés, et comprend qu’il a été trompé sur la garantie donnée par la reine. Il rédige une confession dont il n’existe plus de trace, mais dans laquelle il évoque une certaine comtesse de la Motte, qui l’aurait assuré du souhait de la reine d’acheter ce collier, lui laissant espérer qu’il rentrerait en grâce en se faisant l’intermédiaire de cette acquisition. Rohan avoue par la même occasion que non seulement il ne sait pas où est Mme de la Motte, mais que le collier est dans les mains de cette dernière. Excédé, le roi ordonne l’arrestation immédiate du cardinal, emmené théâtralement sous les yeux de toute la Cour à la Bastille.

Embastillé – dans des conditions autrement favorables que celles des prisonniers de droit commun – le cardinal tient salon. La visite au prélat devient à Paris  une sorte de mode qui ne tarde pas à déboucher sur une de ces certitudes amplifiées par la foule qui ne voit que ce qu’elle veut et qui juge selon son instinct : le cardinal, ce grand français, cette noble figure, est forcément l’injuste victime de la reine autrichienne qui ne l’aime pas et qui fait du roi son jouet.

Interrogé, le cardinal livre quelques détails : grâce à Mme de la Motte, il avait pu rencontrer secrètement la reine dans les jardins de Versailles et échanger une correspondance avec elle – qu’il avait fait brûler. On met enfin la main sur cette fameuse comtesse Jeanne de la Motte à Bar-sur-Aube. On arrête par la même occasion plusieurs protagonistes dont les noms surgissent, parmi lesquels un personnage sulfureux, ami du cardinal, Joseph Balsamo, comte de Cagliostro.

À Versailles, les ministres les plus éclairés du gouvernement, Vergennes en tête, conseillent au roi d’agir dans la discrétion pour éviter d’amplifier dans le public une affaire aussi désastreuse. Mais la reine, elle, veut que son honneur soit lavé aux yeux de tous, et donc par un procès. Le roi décide finalement d’aller dans son sens et d’agir par la voie de la « justice réglée », celle du Parlement de Paris et donc du procès. Au vu de la nature des charges contre lui, le cardinal y risque sa tête.

Le procès s’ouvre quelques mois plus tard et il est éloquent. Le cardinal, digne et calme, ne varie pas d’un pouce de la version qu’il a toujours exposée et écrite dès le départ. Mme de la Motte, elle, fait éclater au grand jour une âme noire, changeante, théâtrale, incohérente, niant tout et son contraire, et affirmant que le collier avait été envoyé en Angleterre par Cagliostro pour le compte de Rohan, et dépecé pour en tirer le meilleur prix pièce par pièce.

Après ces longs débats riches en émotion et en tragi-comédies surjouées, la vérité éclate enfin, grâce à des témoins clé, dont l’amant et principal complice de Jeanne de la Motte, arrêté en mars 1786 à Genève.


Portrait présumé de la comtesse Jeanne de la Motte, par Elisabeth Vigée-Lebrun © DR

D’abord, l’escroquerie a pu prospérer parce que Rohan aspirait depuis longtemps à retrouver les grâces de la reine. Il s’en était ouvert à une jeune et jolie jeune femme que lui avait présentée Mme de Boulainvilliers, l’épouse du Prévôt de Paris. Jeanne de Saint-Rémy de Valois, comtesse de la Motte, était une orpheline indigente, ayant perdu ses parents, eux mêmes ruinés. Cette descendante directe du roi Henri II par une maîtresse de ce dernier, mendiait dans la rue avant que Mme de Boulainvilliers, émue par un sort « si funeste pour une dame de son rang » ne la recueille et la confie à des religieuses. La jeune femme fera tous les métiers, mais n’aura de cesse de se venger de son destin. Elle avait épousé le comte de la Motte, noble assez médiocre et endetté. La rencontre avec Rohan, amateur de jeunes femmes, lui donne une occasion inespérée de forcer le sort. Il est assez peu douteux qu’elle en devient la maîtresse. Les largesses du cardinal aident le couple à améliorer son quotidien. Mais il en faut davantage à la jeune comtesse, qui veut retrouver son rang de descendante de roi et qui en fait l’obsession de sa vie. Elle parvient à s’introduire à la Cour de Versailles, joue la comédie des grands jours pour se faire remarquer et y réussit fort bien par un mélange de charme et de simulation qui émeut quelques grands. Elle fait croire au cardinal de Rohan qu’elle s’est ainsi attirée les bonnes grâces de la reine elle-même. Crédule jusqu’au sommet de la calotte, ce dernier lui confie alors des lettres à remettre à la reine. Jeanne fait rédiger par son autre amant, le principal et semble-t-il « talentueux » Rétaux de Villette, les réponses. Cette correspondance, détruite sur un ordre donné in extremis par le cardinal au moment de son arrestation, n’a jamais pu être attestée. Las d’écrire, Rohan exige bientôt une rencontre avec la reine. Jeanne de la Motte ne se démonte pas : elle fait grimer avec un surprenant réalisme une autre complice assez naïve, une certaine Marie-Nicole Leguay qui avait une vague ressemblance avec la reine et qui avait été recrutée dans quelque bouge voisin du Palais-Royal. Un rocambolesque rendez-vous fut alors donné à la tombée du jour au prélat dans les bosquets de Versailles. Quelques mots furent échangés sans que la jeune femme pût être reconnue. Le cardinal en était sorti convaincu qu’il avait vu la reine, qu’elle lui avait remis une rose et qu’il était enfin rentré en grâce. Pour un peu, on se serait cru à l’acte IV des futures Noces de Figaro alors en gestation et peut-être les escrocs avaient ils lu Beaumarchais.

Une fois le poisson ferré, les escrocs commencent à présenter l’addition : au nom de la reine, ils soutirent à Rohan plusieurs sommes destinées à aider discrètement des gens dans le besoin et à bien d’autres choses présentées comme vivement souhaitées par la souveraine. Le cardinal, déjà endetté, s’endette toujours plus pour ne pas risquer de retomber en disgrâce. C’est alors que survient l’opportunité du plus grand coup. La rumeur avait couru que Jeanne de la Motte était devenue une intime de la reine – on ne prenait pas vraiment soin de croiser les informations dans cette société du paraître. Les avocats des joailliers si embarrassés d’avoir construit un collier devenu invendable s’adressèrent donc à elle pour essayer de le vendre à la reine, puisqu’elle la connait si bien. Jeanne ne laissa pas passer une si belle occasion : elle s’en faisait fort, et utiliserait pour cela un intermédiaire sûr en la personne du cardinal de Rohan lui-même. Les avocats ne pouvaient espérer contact plus prestigieux et ne se méfièrent donc pas un instant. Le fameux contrat à la fausse signature fut donc établi à ce moment là, début 1785. On remit le collier au cardinal, qui le confia à un valet de la reine venu spécialement le récupérer pour sa maîtresse, avec la livrée correspondante. Ce n’était autre que l’amant de Jeanne de la Motte, déguisé.  Les 3 escrocs – le mari, la femme et l’amant – s’empressèrent de démonter tout le collier et de le revendre pierre par pierre, pour une somme 10 fois inférieure à la valeur du bien complet. Comme le cardinal commençait à s’étonner de ne jamais voir le collier autour du cou de la reine lors des grandes occasions alors qu’elle le lui avait promis dans ses lettres, Jeanne de la Motte avait inventé avec un certain talent tous les bobards possibles pour le justifier. Il les crut tant et si bien qu’il continua de verser des torrents d’argent – qu’il n’avait pas – pour faire patienter les joailliers qui, de leur côté, n’en pouvaient plus d’attendre.

A un certain moment, saisi d’un doute, le cardinal montra le fameux contrat à son ami Cagliostro, qui, en expert des coups tordus, avait flairé le faux. Mais le cardinal refusa toujours de croire à une duperie, d’autant plus que sa chère protégée lui jouait grande scène mélodramatique sur grande scène mélodramatique.

Toute cette histoire, avec mille effets théâtraux de la principale accusée, s’étale à la consternation générale devant un public médusé. Le procureur général Joly de Fleury requiert contre le cardinal une peine très lourde. On ne lui tranchera pas la tête, certes, mais on lui demande l’amende honorable, la démission de ses nombreuses charges et l’exil. Les observateurs, déjà un peu retournés en faveur du cardinal et montés contre la reine, réprouvent un réquisitoire jugé téléguidé par la maison royale et l’entourage de Marie-Antoinette.

Après 11 heures de délibéré, le verdict est rendu le 31 mai 1786. Nicole Leguay et Cagliostro sont relaxés, l’une pour n’avoir rien compris à ce qui s’était passé, l’autre pour n’avoir joué aucun rôle dans l’affaire. On voue en revanche aux galères à vie le falot comte de la Motte, époux trompé mais consentant, embarqué dans la machination montée par son épouse. On bannit gentiment l’amant Rétaux de Villette. Quant à Jeanne de la Motte, elle est condamnée à l’inhumaine flétrissure (le marquage au fer rouge à l’épaule et au-dessus du sein) et la prison à vie. Elle s’évadera d’ailleurs après avoir séduit son geôlier et fuira un an plus tard en Angleterre d’où elle écrira des mémoires vengeurs et fielleux qui auront un certain succès.

À 3 petites voix de majorité, le cardinal de Rohan est relaxé sous les acclamations de la foule. C’est un camouflet retentissant à la reine, et par la même occasion au roi. Ce dernier, furieux, décide donc d’user de son propre pouvoir : il radie Rohan de sa charge de Grand aumônier et de l’ordre du Saint-Esprit, avant de l’exiler en Auvergne, à l’abbaye de la Chaise-Dieu, possession du cardinal.

Elle n’a peut-être pas renversé la monarchie mais sans doute cette folle histoire, qui garde des zones d’ombre, a-t-elle contribué à jeter un discrédit encore plus grand sur la Cour et ses intrigues tout comme sur les caprices réels ou supposés de la reine Marie-Antoinette, objet depuis des années au moment où l’affaire éclate, des plus régulières, grossières et haineuses campagnes au fort retentissement public. Son impopularité avait crû d’autant plus les années précédentes que les sommes évoquées pour sa maison exaspéraient comme on sait le peuple, soumis lui à des privations aggravées çà et là par des disettes liées aux mauvaises conditions climatiques récurrentes dans les années 1780. Ce qui est remarquable dans cette affaire, c’est qu’elle réunit tous les ingrédients amenant à faire d’une escroquerie très culottée et assez grossière un scandale politique qui éclabousse toute la monarchie ; effets conjugués de maladresses et de circonstances propres à tout amplifier, sur un terreau dégradé et avec une forte résonnance « médiatique » comme on dirait aujourd’hui, puisque le sort du cardinal n’émeut pas seulement toutes les cours d’Europe, il suscite aussi un véritable mouvement d’opinion conforté par des centaines de libelles et de pamphlets. Elle est en cela étonnamment moderne.

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