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La Cancel Culture vue des États-Unis, rencontre avec le journaliste Philip Kenticott du Washington Post

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Interview
18 octobre 2021
La Cancel Culture vue des États-Unis, rencontre avec le journaliste Philip Kenticott du Washington Post

Infos sur l’œuvre

Détails

Lorsque l’on se penche sur les débats de diversité et d’équité dans l’art, il est difficile de ne pas regarder ce qui se passe aux États-Unis. Qui de mieux placé pour répondre à nos questions qu’un journaliste américain qui analyse le paysage politico-culturel du pays depuis plus de 30 ans ? Philip Kennicott écrit pour le Washington Post depuis 1999, où il a d’abord exercé en tant que critique de musique classique, puis de culture, et ensuite d’art et d’architecture. Parmi d’autres récompenses pour son travail, il est notamment finaliste à deux reprises puis lauréat du prix Pulitzer. Ancien contributeur de The New Republic, on peut aussi toujours le lire dans Opera News et Gramophone.


Quels ont été, selon vous, les grands événements déclencheurs du débat autour de ladite « cancel culture » dans votre pays ?

L’élection de Donald Trump fut l’un des événements les plus importants pour ce vaste questionnement autour de notre fonctionnement en tant que société multiethnique et diversifiée. Des conversations avaient déjà lieu dans de nombreux cercles à travers le pays, mais l’élection de Trump et son langage ouvertement clivant ont provoqué une confluence de chacun de ces petits cours d’eau en une rivière de discussions culturelles plus larges qui ne cesse de grandir.

Qu’en est-il du cercle spécifique au monde lyrique ?

Je pense que structurellement, aux États-Unis, l’opéra se différencie de beaucoup d’autres formes de divertissement. Jusqu’à récemment, le milieu professionnel de l’opéra était en avance par rapport à la position du public en termes de pensée progressiste. C’est un peu différent d’autres industries du divertissement comme celle d’Hollywood qui est particulièrement attentive aux valeurs du public car elle cherche à toucher l’audience la plus large possible. L’opéra n’a jamais fait partie de la culture populaire aux États-Unis, alors il existe un peu dans sa propre bulle. Il présente aussi la différence fondamentale de s’adresser à un public particulièrement investi dans le répertoire historique. La plupart des maisons ont avant tout agi comme tenantes d’une tradition, et occasionnellement, elles faisaient le pari de tremper les orteils dans le répertoire contemporain à l’occasion d’une commande. Cela a énormément changé dans la dernière décennie. Les maisons d’opéra et leur public se sont beaucoup ouverts et intéressés au contemporain. Cela change donc le type d’histoires que l’on voit représentées sur scène. Ainsi, puisque l’on peut voir Turandot ou Le Hollandais volant un soir, et un opéra sur la violence policière dans une grande ville le soir suivant, les spectateurs ont commencé à se demander : « Quelle est cette tradition que l’on cherche à conserver, alors qu’on a aussi ces nouvelles œuvres qui résonnent avec tant de vérité ? ». Au fur et à mesure que l’opéra contemporain se fait une place sur scène, cela accélère le processus de questionnement du canon historique et son rôle dans notre société. Les questions de sémantique sont souvent importantes lorsqu’on aborde un sujet si sensible. Il existe une panoplie de termes pour décrire le phénomène, chacun doté de ses propres nuances et connotations.

Observez-vous une évolution particulière du vocabulaire utilisé dans les médias américains ?

Aux États-Unis, les expressions telles que « cancel culture » ou « woke », « wokeness » ont tendance à migrer rapidement d’un contexte à l’autre. Si l’on pense à ce que cela signifiait d’être woke il y a plusieurs années, il s’agissait d’un effort effort honnête de dialogue, d’incitation à sortir de l’indifférence et de l’ignorance pour prendre conscience de la complexité de la vie dans une société multiethnique et culturellement riche. Dans ce contexte, être « woke » avait une connotation positive. Le mot est ensuite passé de l’autre côté du fossé politique pour être employé comme une injure. Tout le monde se méfie un peu de l’usage du mot dès qu’il a franchi cette frontière. Je ne connais personne dans mes cercles professionnels qui ne lève les yeux au ciel lorsqu’il entend l’expression « cancel culture ». Cela est principalement dû au fait qu’elle a rebondi entre la gauche et la droite de tant de manières différentes. Il me semble que lorsque la plupart des gens voient quelque chose de violemment offensant sur scène, quelque chose qui perpétue un stéréotype qui ne rend service à personne, ils voudraient dire quelque chose comme « il est temps de réfléchir à ceci » ou « il est temps d’ouvrir le dialogue là-dessus » ou « comment pourrions-nous remettre ceci dans son contexte ? ». Ils ne diraient pas « Nous devons cancel [ndlr : annuler] ceci ». C’est une idée qui a pourtant fait son chemin vers la droite qui voit, dans chacune de ces conversations, une attaque envers la culture américaine et les valeurs traditionnelles au sens large. Je n’utilise pas l’expression cancel culture, ni même boycott … Le boycott s’applique plus spécifiquement aux entreprises commerciales. Je pense que nous sommes tous à la recherche d’un meilleur mot pour décrire ce phénomène. Il sera probablement difficile à trouver car chaque nouveau mot devient presque immédiatement obsolète au fur et à mesure que les dynamiques du changement social évoluent.

Entre ceux qui dénoncent les problèmes de sexisme, de racisme, de validisme ou autre dans le milieu artistique et ceux qui défendent les cibles de telles critiques, quels sont ceux dont les voix ont résonné le plus lourdement « loud » ?

Avant de répondre à la question, je vais m’arrêter au mot loud. Il a une connotation légèrement péjorative car il est associé au fait d’interrompre, de prendre la parole de façon déplacée, d’aller au-delà de son droit légitime à la parole. Si l’on pose la question comme ça, la gauche va pointer son doigt vers la droite, et la droite vers la gauche. Quoi qu’il en soit, je pense que la conversation est engagée par des gens qui sont sincèrement et profondément inquiets du manque de représentativité, de diversité et d’ouverture dans les arts. Ceux qui résistent à cela n’ont pas à prendre beaucoup d’initiatives dans le débat puisqu’ils occupent un siège très confortable depuis longtemps. La métaphore est « qui se trouve en dedans et qui se trouve en dehors ? ». Ceux qui sont exclus proposent : « Et si on abattait ces murs ? » et ceux qui vivent confortablement à l’intérieur de l’enceinte disent : « Comment ? Je ne vous entends pas ! ». Si l’on devait utiliser l’idée du « loudness », il y a une forme particulière de loudness de droite qui a à voir avec l’exploitation de conversations légitimes dans le but d’aggraver le clivage social. On peut l’observer davantage dans la culture populaire. Actuellement, il se déroule un supposé débat autour de Lil Nas X, un artiste de musique populaire LGBT, un afro-Américain dont la dernière vidéo a attiré beaucoup d’attention. Pour l’instant, c’est la droite qui agit comme la locomotive de cette conversation et qui s’en sert pour exploiter la division culturelle. Il me semble que dans la culture politique américaine, c’est souvent lorsque notre côté du débat est hors pouvoir que l’on commence à se pencher sur les enjeux culturels. Sous Donald Trump, le dialogue du côté de la gauche est devenu très riche, très animé, et parfois très hargneux, principalement parce que la gauche n’était pas en mesure d’avoir une grande influence au sein du gouvernement. Quand on observe le discours que tiennent les conservateurs sur des phénomènes comme la vidéo de Lil Nas X, je pense qu’on peut relier cela au fait que les républicains sont essentiellement exclus de tout pouvoir de décision qui est passé aux mains des démocrates et inversement depuis. Traiter des questions culturelles devient un moyen de préserver l’unité au sein de son propre côté du spectre politique.

Pensez-vous que le système judiciaire de votre pays est suffisamment efficace pour sanctionner les comportements abusifs et discriminatoires ? Quelle pourrait en être la conséquence sur la façon dont le public souhaiterait endosser un rôle punitif contre les abuseurs et les institutions culturelles ?

Voilà une grande et difficile question ! Commençons par ceci : Aux États- Unis, nous n’avons pas d’amendement dans notre Constitution sur l’égalité des droits entre les sexes. [Ndlr : le Equal Rights Amendment reste à l’état de proposition depuis 1920, bien qu’il soit déposé à chaque nouvelle législature du Congrès depuis 1982.] Il n’y a rien dans le document politique fondamental du pays qui dit que les femmes devraient être payées autant que les hommes pour le même travail. Même à ce niveau basique d’équité, le système judiciaire est impuissant. Beaucoup de nos lois contre la discrimination ont de grosses failles. Bien que la discrimination raciale à l’égard de quelqu’un soit illégale dans un certain contexte, il existe un grand nombre d’exceptions (si l’entreprise est suffisamment petite, si l’on vit dans une certaine municipalité, si on appartient à tel ou tel culte, par exemple…). Sous Donald Trump, on voyait que le gouvernement pouvait envoyer des signaux culturels efficaces. En s’abstenant de faire respecter des droits civils existants, le gouvernement fédéral faisait comprendre aux sympathisants de Trump qu’il était acceptable de souscrire à cette mentalité. Je pense qu’il y a eu une corrélation assez directe entre cela et des manifestations localisées de sectarisme flagrant. Avec un nouveau gouvernement au pouvoir, nous voyons le fédéral réaffirmer son intérêt pour ces lois protectrices des minorités. Mais même si nous appliquions toutes ces lois préexistantes, elles resteraient encore bien lacunaires. Il ne faut pas oublier que nous avons dispersé le pouvoir pendant des siècles. Cela veut dire par exemple que la décision de subventionner un opéra écrit par un compositeur ou un librettiste afro-Américain se fera au niveau du Conseil des Arts local de chaque État. Or pour 50 états, il existera 50 réponses différentes à une même problématique.

Quels effets à long terme pourrait-on anticiper en ce qui concerne les choix de casting, le recrutement du personnel et la sélection du répertoire au sein des maisons d’opéra américaines ?

Je constate une plus grande prise de conscience autour de ces enjeux. Je garde espoir pour le monde de l’opéra en particulier du fait qu’il pourrait bien être à l’avant-garde par rapport à d’autres formes de divertissement et de culture. Le défi sera de voir ce progrès s’opérer au niveau des plus grandes institutions telles que le Metropolitan Opera, Chicago, San Francisco, Houston, etc. Ce sera plus compliqué là-bas que dans les institutions locales. Prenez l’opéra de Philadelphie qui a remarquablement remodelé les standards d’une saison d’opéra. La tendance au sein des grandes institutions est de trouver des solutions de recrutement faciles qui font bon effet et ensuite de croiser les doigts pour que cela apaise les tensions. Bien sûr, le vrai changement doit s’opérer dans les histoires que l’on raconte sur scène, ainsi que les chanteurs, les acteurs, les chefs et les musiciens et tous ceux qui donnent vie à cela. C’est un changement qui sera beaucoup plus lent.

Au-delà du fait de raconter de nouvelles histoires, je constate qu’en Europe, une question récurrente est celle de l’adaptation des histoires du passé à l’aide de la mise en scène. Où en est ce débat aux États-Unis ?

Ici, la question qui a attiré le plus d’attention est celle du maquillage et des costumes. […] Face à la question « se maquille-t-on d’une certaine façon lorsqu’on joue un personnage d’origine asiatique, américaine ou afro-américaine ? », il me semble que la plupart des gens sont arrivés à la conclusion que non, cela ne se fait plus, c’est une pratique dépassée qui rappelle la tradition du spectacle de minstrel, qui joue sur la caricature et le stéréotype. Ce n’est qu’une petite étape qui a été franchie, mais ce fut une étape douloureuse. Certaines œuvres sont plus délicates à aborder et posent question. Comment adoucir les angles de Madama Butterfly ? Que fait-on de The Mikado ? Voilà des exemples complexes. Je suppose que cela se fera au cas par cas et que cela dépendra probablement du public aussi. Les spectateurs de certains théâtres auront plus ou moins de tolérance pour ces œuvres alors que d’autres seront plus réticents à l’idée de les voir. […] Porgy and Bess est un opéra profondément controversé dans notre pays. Mais il a été maintenu au grand répertoire car il a représenté une des importantes portes d’entrée vers les scènes prestigieuses pour les chanteurs afro-américains. Cela lui a peut-être donné une longévité qu’il n’aurait pas eue autrement. Certains chanteurs diront : « Le seul moyen par lequel nous pouvons chanter au Met est de décrocher un rôle dans Porgy and Bess et c’est un problème. » Et c’en est un, en effet. D’autres diront : « Cet opéra a été fondamental pour les chanteurs afro- américains pendant des décennies et nous l’apprécions, nous voulons le chanter. » Pour cela, je ne pense pas qu’il y a un consensus parmi les chanteurs à propos de Porgy and Bess.

Comment peut-on faire la différence entre les changements cosmétiques déployés à des fins de marketing et le véritable progrès aux motivations sincères ?

Je crois que le public discerne très bien le changement authentique du changement cosmétique. L’authentique se fait sur le long terme et requiert un dialogue constant entre le public, les artistes, les administrateurs et les bailleurs de fonds. Le cosmétique va se présenter sous forme d’événement ponctuel ou d’embauche isolée. Le théâtre fera beaucoup plus de publicité, essayera d’attirer beaucoup d’attention sur l’idée qu’il a franchi un cap important. Mais en y regardant de plus près, on pourra dire « c’est une belle évolution, mais cela reste limité ». Le public est généralement assez doué pour se rendre compte qu’il se fait duper à cet égard. Un de nos problèmes (qui ne se limite pas à l’opéra) est que personne n’a encore clairement formulé ce à quoi ressemblera « l’après » utopique vers lequel nous tendons. Nous n’avons pas de métaphore fondatrice pour décrire ce qu’est une société multiethnique et diversifiée à son stade le plus heureux. Nous avons des métaphores telles que : « Je veux une place à table », avec l’image d’une famille blanche qui invite quelqu’un à les rejoindre. Est- ce vers cela que l’on tend ? Cela est-il suffisant ? […] Ce n’est pas clair. Et cette incertitude augmente l’angoisse de ceux qui résistent au changement. Si vous vous souvenez de ce terrible événement à Charlottesville, en Virginie, où des nationalistes d’extrême-droite scandaient « Vous ne nous remplacerez pas » ou « Les Juifs ne nous remplaceront pas » … C’est cette métaphore de remplacement que les conservateurs essayent de diffuser pour gagner en popularité. Leur idée n’est pas que ce processus de révolution pourrait créer un environnement où chacun a les mêmes opportunités, mais plutôt que ceux qui avaient le pouvoir seraient remplacés par un autre groupe. Avancer cette métaphore fait monter la peur et l’anxiété autour du changement. Il me semble qu’il y a beaucoup de pression sur les institutions artistiques pour mener ce combat, au risque d’oublier de mettre les pressions nécessaires sur les acteurs politiques.

D’un autre côté, l’art peut avoir une grande influence sur les valeurs d’une société. Sommes-nous face à un dilemme de l’œuf ou la poule ? Faudrait-il se tourner vers l’art ou la politique, ou les deux en même temps pour faire avancer les choses ?

Ma foi, c’est une question difficile ! Je pense qu’aux États-Unis, le changement de valeurs à grande échelle vient du changement économique et culturel à grande échelle, c’est-à-dire de l’industrie du divertissement. Pas de l’opéra, ni des petites troupes de théâtre ou de danse. […] Le grand changement se déroule à la télévision, dans les films, et actuellement, sur les réseaux sociaux. Voilà les moyens par lesquels on transforme la mentalité de 350 millions de personnes. Curieusement, nous avons tendance à voir les institutions de soi-disant « haute » culture comme étant les dépositaires du conservatisme et de la tradition. En réalité, la plupart d’entre elles sont même à l’avance par rapport au reste de la société américaine. Lorsqu’un opéra ou un musée d’art est représenté dans un film populaire, Il est souvent associé à des valeurs d’exclusion, de blancheur de peau, d’élitisme, souvent de snobisme grossier. Je pense que cela n’est plus la réalité depuis 50 ans ou plus. […] Je crois que le milieu de l’opéra peut être un terrain d’expérimentation. Même s’il n’est pas le premier acteur du débat, il peut le façonner. Peut-être qu’ainsi, par petites étapes progressives, l’opéra pourra avoir une influence sur ce dialogue culturel plus vaste.

Philip Kennicott du Washington Post
propos recueillis et traduits par Aline Giaux

 

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