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Katie Mitchell : « Il nous faut absolument plus de femmes dans le paysage de l’opéra »

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Interview
27 juin 2016

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Depuis Written on Skin qu’elle a mis en scène à Aix en 2012, unanimement salué par les critiques et le public et considéré comme un des plus grands opéras contemporains, la metteuse en scène Katie Mitchell est devenue une habituée du festival où elle présentera dans quelques jours une nouvelle vision de Pelléas et Mélisande. Mais derrière l’artiste remarquable se trouve également une grande féministe assumée et qui œuvre, modestement, à l’évolution du débat sur le genre dans l’opéra.


Qu’aimez-vous le plus quand vous mettez en scène un opera ?

Le son… J’aime la musique et j’aime les règles de l’opéra. C’est un genre qui a des règles vraiment très particulières et que j’apprécie beaucoup. Au théâtre, vous êtes libre d’utiliser le temps comme bon vous semble, le temps est élastique, alors qu’à l’opéra, toutes les décisions concernant le temps et le rythme ont déjà été prises par le compositeur, et j’aime cette contrainte.

Comment travaillez-vous en amont des répétitions ?

Avant les répétitions, ce que j’ai de plus important à faire, c’est de travailler avec le scénographe pour concevoir un monde ou un concept où situer l’intrigue de l’opéra. C’est très difficile. Il s’agit également de trouver un pont entre la musique d’une certaine époque et notre temps à nous. Et cette décision sur la façon dont nous allons concevoir et monter l’œuvre est la plus cruciale pendant tout le processus d’élaboration d’une production. Chaque concept a ses propres règles ; une fois ces règles établies, on n’en sort plus pendant le reste du travail.

Par exemple, sur Alcina, l’an dernier, la règle était celle d’une porte magique : d’un côté, la magicienne était vieille, et quand elle la franchissait, elle devenait jeune. Présenté comme ça, cela paraît bien peu de chose, mais c’est en fait devenu la colonne vertébrale de tout le spectacle. Ça devient essentiel pour la mise en scène et pour la façon dont le public ressent l’œuvre. Voilà le genre de décisions cruciales que je dois prendre.

Et quand je travaille avec des chanteurs et/ou des acteurs, nous faisons toujours un petit travail biographique. Je propose une biographie de tous les personnages, avec leurs relations les uns avec les autres. Et Il y a une chose que tout le monde sait, c’est que je veux des actes réalistes, dans un vrai lieu et dans un vrai temps. Je ne veux pas de gestes ni d’actions conventionnels.

Comment faites-vous pour les convaincre de jouer des scènes difficiles ? Dans Lucia di Lammermoor, certains moments sont très crus, et les chanteurs n’y sont pas forcément habitués, ni même prêts…

Je ne force personne, ce ne serait pas correct. Je leur présente une idée, un concept, que nous étudions de façon très logique, en essayant d’être aussi clair que possible. Dans Alcina, par exemple, tout le concept reposait sur l’idée que ces deux femmes trouvent des hommes pour faire l’amour avec elles, et nous avons fabriqué une machine qui transformait ces hommes en animaux empaillés. C’est le pivot du récit. Et l’on a toujours été clair avec le fait qu’il y aurait des scènes de sexe. Dans le concept, là encore, une des magiciennes était plutôt passive sexuellement, et l’autre plutôt active. J’ai donc présenté ces idées conceptuelles, et nous avons dû trouver un moyen de régler les problèmes qui en découlaient ensemble. Le sexe en scène est possible parce que le concept est défini par cette simple décision.

Selon moi, dès lors que l’univers que je crée avec le scénographe est cohérent et respectueux de la musique, tout le monde en accepte les règles du jeu. Je ne demande à personne de faire des choses complètement illogiques. Le comportement des personnages est toujours logique à l’intérieur d’un univers très spécifique. Cette force de la logique me paraît très intéressante. Au début, les chanteurs se disent : « C’est un peu bizarre, on doit avoir un jeu réaliste mais nous sommes à l’opéra, or comment l’opéra peut-il être réaliste ? ». Puis au terme du processus, ils y croient complètement, et ils adorent l’idée de jouer de manière réaliste !

Un journaliste du Daily Telegraph affirme que les maisons d’opéra devraient cesser de chercher à attirer les jeunes en montant des spectacles très crus, et que certains metteurs en scène tels que vous, Katie Mitchell, devraient se servir de leur imagination pour dépasser ce qu’il qualifie de sensationnalisme superficiel. Quelle serait votre réponse à ce journaliste ?

A propos de Lucia, c’est faux, parce qu’il n’y a qu’une seule scène de sexe, et celle-ci a lieu parce que je veux expliquer au public pourquoi l’héroïne devient folle. Je dois donc montrer qu’elle fait l’amour, tombe enceinte et fait une fausse couche. Si j’introduis une scène de sexe dans un duo au début de l’opéra, ce n’est pas par manque d’imagination ou faute d’autre solution. J’introduis cette scène parce que j’ai beaucoup réfléchi à la manière d’expliquer la démence d’une femme, parce qu’on ne passe pas en un instant de la santé mentale à la folie. Je pense qu’il y a méprise sur mes intentions. Ce critique dont vous parlez a écrit beaucoup de choses très violentes. Et ma réaction, c’est de me dire que nous devons avoir une culture lyrique dans laquelle le spectre d’interprétation est très large. Si ce n’est pas le cas, c’est dangereux. Ce n’est pas parce qu’un spectacle ne ressemble pas à ce que vous connaissez qu’il n’est ni sérieux, ni réfléchi.

Récemment, vous étiez victime de ce que la presse anglo-saxonne qualifiait parfois d’ « exil hors de Grande-Bretagne ».

Je ne me considère pas réellement comme une exilée, c’est une étiquette qu’on m’a attribuée. Je me sens profondément européenne et je crois vraiment en l’idée et aux institutions de l’Europe. Il y a plus de dix ans, quand j’ai commencé à travailler dans des pays comme l’Allemagne ou la France, je trouvais cela formidable de voyager ainsi à travers l’Europe.

Pensez-vous que votre travail soit perçu différemment d’un pays à l’autre ?

Je pense en effet qu’un spectacle est très différent selon qu’on le conçoit pour un public à Aix-en-Provence, à Berlin ou à Londres. La tradition lyrique est différente dans chacune de ces trois villes, et dans les trois pays. J’ai conscience que le public et ses attentes peuvent être différents.

En tant que metteuse en scène d’opéra, avez-vous l’impression d’être considérée avant tout comme une femme et non comme une personne ?

Il n’y a pas beaucoup de femmes qui exercent ce métier, non seulement à l’opéra, mais aussi à cheval entre le théâtre et l’opéra. Parce qu’il y a très peu de femmes dans cette profession, je pense avoir une responsabilité envers une génération plus jeune pour laquelle je peux servir de modèle, et envers qui je me dois d’être très claire quant à mon propre féminisme.

Pour moi, il est très important de remarquer que, en tant qu’artiste femme, je dois laisser de côté le sentiment d’être regardée pour affirmer mon droit de regarder le monde. Je pense que tout le monde voudrait qu’il y ait plus de femmes metteuses en scène. Le problème est plutôt d’en arriver là, de parvenir à l’égalité, pour qu’il y ait plus de femmes qui composent, qui mettent en scène, qui dirigent des orchestres ou qui écrivent des livrets. Nous savons que, statistiquement, ce sont des domaines où un progrès s’impose. Cette question me motive vraiment et je travaille beaucoup en ce sens avec de jeunes artistes femmes dans différentes disciplines.

Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf se plaint notamment du regard omniprésent des hommes sur les femmes, surtout en littérature. Pensez-vous qu’il y ait, sur le plan artistique, une différence de regard et d’approche entre les deux sexes ? 

Oui, absolument. Pour moi, le meilleur passage d’Une chambre à soi, qui est l’un de mes livres préférés de tous les temps (rires), c’est celui où elle se met soudain à toucher une rente annuelle à cause de la mort de sa tante. Tout à coup, elle reçoit de l’argent jusqu’à la fin de ses jours et elle dit : « Je me promenais dans la rue en regardant les arbres, et je me disais: Qu’est-ce que je pense de cet arbre? Qu’est-ce que je pense du ciel ? » C’est un moment formidable… Qu’on ne se méprenne pas : je ne veux en aucun cas pas minimiser le talent des artistes hommes ni proposer une vision simpliste d’une question aussi complexe. Mais d’après mon expérience – et je ne peux parler que de mon cas – j’ai l’impression qu’avec le temps, ma manière de lire et de monter un opéra est très liée à mon identité sexuelle, tant sur le plan esthétique et émotionnel que sur le plan politique. Personnellement, j’en suis tout à fait consciente. Par exemple, en ce moment, je suis en train de monter un spectacle de théâtre qui s’intitule Ophelias Zimmer : c’est l’histoire d’Hamlet racontée du point de vue d’Ophélie.

Lors de la présentation du programme du Festival d’Aix  en Provence pour 2016, Bernard Foccroulle disait, à propos de votre mise en scène de Pelléas et Mélisande, que vous alliez faire voir au public cet opéra par les yeux de Mélisande, par les yeux d’une femme.

Ce sont majoritairement des hommes qui interprètent ces grandes œuvres. L’idée de présenter les choses par les yeux d’un personnage féminin ne leur viendrait peut-être pas à l’esprit, alors en procédant ainsi j’interprète l’opéra d’une manière nouvelle. C’est comme dans Lucia, tout le monde accepte l’idée qu’elle devient folle, mais j’ai voulu questionner le personnage, qui m’intéresse plus qu’Enrico et Edgardo. Une de mes meilleures collègues dit que c’est formidable parce que c’est simplement une autre manière de voir les choses. Pour ce qui est de Mélisande, elle est souvent présentée comme le mystère central, le féminin inconnaissable, la force féminine inconnaissable et terrifiante dans cet opéra. Mais elle est également vivante, et elle regarde également le monde. Alors que ressent-on lorsqu’on projette tant de choses sur vous ? Ce que je suggère, c’est que dans certains cas, inconsciemment, le spectacle est monté du point de vue des hommes et des personnages masculins.

Je pense qu’il nous faut absolument plus de femmes dans le paysage de l’opéra, quelle que soit ce qu’elles font. Elles n’ont pas à être comme moi, je sais très bien que je suis féministe. Il nous faut simplement leur voix, leur regard, et nous pourrons ainsi avoir une bonne discussion sur toutes ces questions.

Et peut-être qu’un jour, nous ne nous demanderons même plus ce que peut être un point de vue féminin…

En effet. Ce qu’il faut se rappeler, c’est que la lutte pour l’égalité et le féminisme sont des mouvements très récents dans l’histoire de l’humanité. Pendant des milliers d’années, il n’y a rien eu de tel, ce sont donc des mouvements neufs, qui prennent du temps à se mettre en marche. C’est une bonne chose qu’il y ait un débat, que les gens posent des questions et s’en posent.

 

Traduit de l’anglais par Laurent Bury

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