C’était en 1998, à l’Université de Harvard. Nelson Mandela venait recevoir son doctorat Honoris Causa. Jessye Norman était là pour chanter « Amazing Grace » en l’honneur du grand homme. Une fois qu’elle eut chanté, Mandela vint la saluer, et il lui posa cette question : « D’où vous vient toute cette voix ? ». Alors ils s’étreignirent.
La question de Mandela paraît simple. Presque naïve. Pourtant c’est la question que nous nous sommes toujours posée en écoutant Jessye Norman. Sa voix venait de loin. Elle était ancrée dans quelque immémorial. Dans un arrière-pays que nous devinions sans le connaître.
C’est ce lointain, ce secret d’un enracinement mystérieux, qui a fabriqué la carrière de Jessye Norman. Partout on lit que nous aurait quittés une grande chanteuse d’opéra. Jessye Norman ne fut pas une grande chanteuse d’opéra. Elle fut d’abord et avant tout une grande chanteuse que l’opéra occupa, mais en partie seulement. Peu de rôles. Peu de scène. Des interruptions de carrière : pendant des années elle ne parut plus au théâtre. Son univers n’était pas la scène. C’était le chant. Elle consacra plus de temps au récital de mélodies, aux Spirituals, au gospel, à l’oratorio, qu’au théâtre à proprement parler. Elle n’aborda certains rôles qu’au disque ou pour le film. Pourtant, pour ses contemporains et aujourd’hui encore au moment où tant d’hommages lui sont rendus, elle était la diva par excellence. La chanteuse d’opéra par nature. C’est qu’il suffisait qu’elle parût pour que soudain l’on change de monde. Elle était à soi-même son propre théâtre. La stature, le visage, l’ampleur de la voix palliaient l’absence de décor, de comparses, d’intrigue. Jessye Norman ne nous jouait pas la comédie. Elle nous entraînait, par la musique, dans ce pays imaginaire d’où elle venait. Nous étions chez elle comme chez nous. La tristesse immense qui a accueilli la nouvelle de sa mort vient de là. Elle n’était pas l’indispensable médiatrice d’un univers sans elle inaccessible. Elle était à elle seule un univers.
Son disque le plus étonnant (sans être forcément le plus beau) est celui qu’elle publia en 2010, sous le titre « Roots : My Life, My Song ». Peu d’opéra (une Habanerade Carmen jazzy), des chansons, du jazz, des spirituals, du tambour africain. Partout, la voix à nu, exposée, presque crue, et magnétique, nous attirant à elle, nous faisant entrer dans les détours d’une âme artiste, nous faisant parcourir comme impudiquement ses paysages favoris, ses souvenirs intimes, enfin ce qui murmure en elle, au plus près. Apprenant la disparition de Jessye Norman, ce n’est pas vers la Mort d’Isolde ni vers Erwartung que nous nous sommes tourné, mais vers cet enregistrement du Solitude de Duke Ellington présent sur ce disque. Parce qu’il a fallu pour chanter cela comme ça s’être sentie réellement seule ; et pour y mettre ce sourire, il faut avoir la clef qui permet de surmonter les petites avanies, et les grandes ; il faut avoir l’âme généreuse pour que cette solitude devienne aussi consolatrice.
Et nous ne savons pas d’où cela lui vient, cette chaleur. Cette grandeur. Cette immensité d’âme. Ce qui fait d’elle cette chanteuse dont on n’aperçoit jamais les limites mais toujours les possibles. Qui ne s’est du reste jamais contrainte aux schémas de carrière, aux typologies vocales, aux canons du répertoire, mais a toujours ouvert toutes les portes et toutes les fenêtres. Nous ne savons pas, mais comme des enfants gâtés, pendant des années, nous nous sommes abreuvés sans vergogne à cette source qui semblait inépuisable.
Avec elle nous avons non pas écouté mais appris Erwartung et Didon, Brahms et Schubert, Poulenc et Messiaen , Wagner et le gospel. Aussi, lorsque nous avons su qu’elle nous avait quittés, nous n’avons pu croire que le silence pût soudain se faire, tant elle nous avait habitués à abuser de son abondance, à nous y plonger sans réserve, à faire grâce à elle le pont entre les genres et les époques, avec une joie toujours renouvelée. Car la source était toujours fraîche et pure.
Ce fut son génie de faire tomber les limites et de nous mener vers des explorations que, sans cette psychagogue, nous n’eussions pas osées. C’est avec elle que nous sommes entrés dans la nuit froide de Brahms. C’est elle qui nous a fait entendre les ailleurs de Strauss, et suivre ce regard qui porte vers des cimes où se couche le soleil d’Im Abendrot. C’est elle aussi qui nous a fait comprendre enfin l’hallucinante libération d’énergie d’une Sieglinde retrouvant son jumeau : comme si quelque chose se débondait soudain, joie et désir, évidence et espoir, comme un arc électrique incandescent. Sans elle, nos yeux fussent restés couverts d’écailles.
Le plus surprenant cependant lorsque fut connu son décès, ce fut d’entendre sur toutes les ondes jouer « Amazing grace », qui n’est pas un spiritual, mais une action de grâce. Cela démontrait une chose essentielle : Jessye Norman restait pour beaucoup celle dont la voix parle de l’âme, et va à l’âme. Même ceux qui ne la connaissaient pas très bien savaient cela d’elle. C’est cela qui la ferait demeurer. Et, à la fin, c’est là en effet qu’on l’aura entendu à son point plus vibrant. Dans une nudité de chant et d’expression qui transperce les plus indifférents. Plus encore que les scènes, Jessye Norman aura fréquenté les églises, les chapelles, les cathédrales du monde entier. Partout elle y aura fait entendre cette vibration, qui semble aujourd’hui se prolonger dans l’air. Car ce lointain en elle, cet illimité, cette opulence partagée, ce ne fut rien d’autre chez elle qu’une manifestation de foi. Sans doute est-il mal porté de le dire aussi crûment. C’est pourtant la vérité. Elle l’a dit elle-même sans fard. Elle a fait mieux que le dire, elle l’a fait entendre. On n’imagine pas, écoutant There is a balm in Gilead, que ce soit simplement le chant d’une cantatrice de talent. Tout ce qui qui s’y mêle de tendresse, de bonté, de douleur surmontée, est d’un autre ordre. Nous n’avons pas besoin de savoir que la chanteuse tenait par toutes ses fibres à une foi faite de christianisme d’enfance et de philosophie hindouiste, pour sentir que cette voix même se fait baume et vient panser des plaies que nous ne nommons pas.
Jessye Norman nous quitte et nous réalisons qu’elle emporte avec elle sa part de mystère. Trop heureux de profiter à plein de sa générosité, nous ne nous sommes jamais vraiment demandé quelle femme se cachait derrière tant de dons. Sa stature impressionnait trop pour qu’on la pensât fragile.
Son rire et son humour masquaient quelque chose que son chant, si l’on tend l’oreille, nous disait. Sa pudeur extrême décourageait les amateurs de secrets. Tout chez elle était dignité. C’est pourquoi elle lutta pour la dignité des autres, des opprimés, des humiliés – notamment les Afro-Américains et les femmes. Elle fut cette voix qui chante pour ceux qui n’en ont pas, et qui disent leur gratitude malgré la souffrance et l’oppression. Elle fut cette femme debout qui nous aide à mieux nous tenir.
Elle fut cette grande vivante qui nous apprend à moins redouter la mort. Sa voix seule pourra nous consoler de la sienne. Écoutons-la encore.