Il y a 104 ans jour pour jour eut lieu à Dresde la création du Rosenkavalier. Cette naissance fut évidemment précédée d’une longue gestation, et Hugo von Hofmannsthal ne fut pas le seul père d’un livret aux sources multiples.
Le 18 janvier 1908, le comte Harry Kessler assiste aux Bouffes Parisiens à une représentation de L’Ingénu libertin, ou la Marquise et le marmiton, opérette à succès de Claude Terrasse, inspirée des Aventures du chevalier de Faublas. Dans cette opérette, le héros, chanté par une mezzo, se déguise en fille au premier acte et doit subir les assiduités du grossier marquis de Bay ; l’ouvrage se termine par un trio associant Faublas, la jeune et innocente Sophie qu’il s’apprête à épouser, et la marquise de Bay qui bénit leur union, elle qui fut auparavant la maîtresse du jeune homme. Le comte est très impressionné par ce « conte galant en trois actes », dont il fait un récit détaillé dans le journal qu’il tient depuis son enfance, et dont il parle avec enthousiasme à Hugo von Hofmannsthal lorsque celui-ci vient le voir à Weimer en février 1909. Justement, Richard Strauss souhaite que l’auteur d’Elektra lui livre une comédie, et Hofmannsthal, manquant d’inspiration, se sent prêt à adapter une pièce française. Kessler et Hofmannsthal se mettent aussitôt au travail, non sans emprunter à d’autres sources : Monsieur de Pourceaugnac pour le personnage du baron Ochs, Les Noces de Figaro et la relation Comtesse/Chérubin (Hofmannshtal parle d’ailleurs de « notre Figaro »), ou La Toilette, quatrième volet de la suite de tableaux peinte par Hogarth en 1743, Le Mariage à la Mode. Dès le 11 février, il promet à Strauss « le canevas complet et entièrement original d’un Spieloper d’un comique corsé, tant dans les personnages que dans les situations, une action colorée possédant presque la transparence d’une pantomime ».
Une fois le sujet trouvé et l’intrigue esquissée avec Kessler, Hofmannsthal peut y introduire une de ces « cérémonies » qui lui sont particulièrement chères, ces moments de pantomime où l’action paraît comme sacralisée : la fameuse présentation de la rose d’argent. 24 avril 1909 : « La comédie me donne mille tourments, en particulier certains passages : former des transitions fluides, modeler les personnages sans que l’action s’arrête jamais, voilà qui n’est pas un jeu d’enfant ; Scribe et Da Ponte travaillaient sans doute avec des conventions plus simples ».
Vient ensuite un échange nourri de lettres avec le compositeur. Ravi par le premier acte, Strauss exige que soit raccourci le deuxième, qu’il juge « terne et mou ». Il faut aller plus vite à l’essentiel, imposer « une véritable progression dramatique ». Le théâtre prend encore trop de place, et l’opéra exige que les situations évoluent plus vite. En août 1909, Strauss n’est toujours pas satisfait : le duo Sophie-Octavian doit être plus passionné. « Pour le moment, c’est trop sage, trop maniéré, hésitant, trop lyrique, et je ne pourrai sans doute pas placer le petit duo à cet endroit, puisque j’ai déjà fortement utilisé au début du 2e acte. Vous ne pourriez pas me refaire cette scène ? Sophie, beaucoup plus bouleversée et désespérée, se jetant au cou d’Octavian ».
On pourrait avoir l’impression que le compositeur arrive comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Dès mars 1909, Hofmannsthal écrit à Kessler à ce sujet : « J’ai plus d’entendement artistique que lui, ou un goût plus élevé, meilleur (même si par ailleurs, il m’est peut-être supérieur par l’énergie et le talent proprement dit) ». Le librettiste cherche aussi à éloigner Strauss des « vociférations amoureuses insupportables et sans bornes de Wagner, aussi interminables qu’immodérées » : de Wagner, Hofmannsthal retient pourtant Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg comme modèle, notamment parce que les amoureux y passent au second plan, derrière Sachs et Beckmesser, ancêtres de la Maréchale et d’Ochs. Pourtant, si le compositeur semble parfois aveugle aux raffinements de son librettiste, c’est en réalité parce qu’il connaît mieux que lui les contraintes propres au genre lyrique.
Le 16 mai 1909, Strauss écrit ainsi à Hofmannsthal : « La scène du Baron est déjà terminée, mais il faut que vous me rajoutiez quelques vers. A la fin de l’air du Baron […] j’ai besoin d’une grande conclusion musicale en forme de trio […]. Il faut alors qu’il argumente sans cesse en se vantant de tous les exploits qu’il peut accomplir, si possible sur un rythme dactylique : 16 à 20 vers de caractère bouffe. Là-dessus, un duo avec la Maréchale, avec le même contenu […] A quoi s’ajoute Octavian. […] Cela donne un fameux trio crescendo jusqu’au moment où le Baron se ravise et enchaîne. […] Voulez-vous m’écrire encore quelques lignes pour cet endroit ? La musique est déjà prête, il me faut simplement quelques mots pour l’accompagner et la remplir »
Dernier problème, le titre de l’opéra. En mai 1910, Strauss écrit au décorateur Alfred Roller : « Moi, Le Chevalier à la rose ne me plaît pas du tout ; ce qui me plaît, c’est Ochs ! Mais que voulez-vous faire ? Hofmannsthal aime ce qui est tendre, éthéré, ma femme m’ordonne : Le Chevalier à la rose. Alors va pour Le Chevalier à la rose : le diable l’emporte ».
On sait quel fut le triomphe du Rosenkavalier à Dresde en 1911. Hofmannsthal et Kessler devaient à nouveau travailler ensemble pour Strauss, lorsqu’ils conçurent en 1912 le baller La Légende de Joseph, qui serait créé à Paris en mai 1914. A la création, Thomas Mann adressa au librettiste ses condoléances pour son beau texte enterré sous la musique de Strauss. Hofmannsthal rédigea très vite une Postface inédite au « Chevalier à la rose » pour exposer sa conception du personnage dramatique. Des années après, Hofmannsthal exhalera encore sa rancœur. Le 11 juin 1916, tout en écrivant à Strauss pour lui souhaiter un bon anniversaire, il avoue : « A l’époque, il y a plusieurs endroits où vous n’avez pas joué le jeu ; vous avez traité plusieurs passages dans un style totalement erroné. […] Par exemple […], le chœur burlesque des gens de Faninal […] vous l’avez entièrement recouvert d’une musique épaisse, et ainsi, vous avez réduit à néant les intentions du texte, justement ce côté opérette, qui était voulu. En 1929, il déplorait encore que Strauss l’ait contraint à accentuer la farce du troisième acte.