Rencontre avec Gilbert Deflo à l’occasion de la reprise de La Fiancée vendue1 de Smetana à l’Opéra Garnier pour une causerie à bâtons rompus sur ses mises en scènes parisiennes.
C’est comme metteur en scène permanent à La Monnaie de Bruxelles, entre 1981 et 1986 aux côtés de son compatriote Gérard Mortier, que ce disciple de Giorgio Strehler a entamé sa longue carrière lyrique. Aujourd’hui, après avoir mis en scène près de deux cents ouvrages allant de Monteverdi à l’opéra contemporain, il pense faire partie d’une école « en voie de disparition ». Cependant, loin d’être doctrinaire, c’est avec fougue qu’il défend ses convictions et ses méthodes dans la pratique d’un art pour lequel son enthousiasme semble n’avoir que grandi avec l’expérience.
« Contrairement à ce que l’on a souvent dit dans la presse française, ni le cercle, ni encore moins le cirque ne sont des dispositifs scénographiques que je privilégie. Je ne les ai utilisés que sept ou huit fois dans ma carrière et toujours avec une raison dramaturgique. Par exemple, dans Manon, qui peint une société frivole avec une victime au centre, le cercle me donnait la possibilité de faire arriver tous ces élégants dans leurs costumes de soirée comme dans une parade et de faire paraître Manon sur l’avant-scène… Quand j’ai su que Manon n’était pas pour Garnier, j’ai d’abord été déçu. Mais j’ai pu utiliser beaucoup plus de choristes, de danseurs, de mimes et faire défiler les décors réalisés par Bastille qui est le meilleur théâtre du monde. Le défi, c’était justement qu’on ne sente pas que Massenet avait écrit cette œuvre pour l’Opéra Comique.
L’amour des trois oranges de Prokofiev ? Pour moi c’est un conte de fées. L’origine du livret est l’adaptation russe par Meyerhold (un grand homme de théâtre des années 1920) d’une pièce de Carlo Gozzi. C’est peut-être la seule de mes productions dont je sois vraiment fier. J’avais là une anthologie du théâtre populaire : les enfants devenaient adultes, les parents, grands bourgeois wagnériens ou n’aimant que Verdi, redevenaient des enfants, le clochard se transformait en bourgeois… J’avais les tréteaux nus de Jacques Copeau, où les dieux peuvent descendre, où Scapin, l’homme simple, peut monter pour raconter son histoire… Il y avait le kabuki japonais, le théâtre du Sud de l’Inde… Il y avait la variété, la farce, et bien sûr, le cirque… Il y avait aussi le “O“ en bois de Shakespeare ! Tout autre chose que le théâtre de coulisses.
En fait, il y a seulement trois scénographies possibles : l’horizon, comme dans Luisa Miller où je voulais un paysage allemand qui évoque le romantisme alla Kaspar Hauser, ou bien la boîte, enfin le cercle qui est le plus populaire. On peut les combiner. Mon Don Quichotte que j’affectionne particulièrement n’était pas seulement un cirque, il y avait un horizon avec un ciel qui s’écrase sur un monde qui finit… Il y avait des animaux enfermés comme dans un zoo… Mais, on voyait immédiatement que Don Quichotte avait quelque chose d’un clown blanc et que Sancho Pança était une espèce d’Auguste.
Mon entrée dans une œuvre ce n’est pas du tout la scénographie, c’est le rapport entre les personnages. Qui sont ces gens ? Strehler, mon maître, disait que dans l’idéal, un décor devrait pouvoir se construire pendant les répétitions. En fait, sans décor et sans lumière, on peut faire du théâtre, mais pas sans comédiens. Évidemment, à l’opéra, le chef et le metteur en scène, nous sommes importants, mais c’est lui, le comédien chanteur qui est essentiel. Pour paraître naturel, il faut avoir travaillé chaque geste. Ce qui me dérange aujourd’hui, c’est qu’on ne fait plus de mise en scène lyrique. La partition a des conséquences sur le jeu. Monteverdi ne se représente pas comme la musique dodécaphonique d’Alban Berg.
J’ai mis en scène deux mille solistes. Moi, je suis leur miroir pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes en interaction avec les autres. Non seulement ils doivent savoir leur texte, mais aussi ce que l’autre dit ; ils doivent comprendre le contenu, la dynamique. Eux sont au service du compositeur ; moi, je suis à leur service. Quand ils trahissent l’œuvre, il suffit de leur montrer la partition. Tout est écrit : allegro vivace, sforzando… Tout doit avoir un sens. Le grand art, c’est de donner l’impression que c’est l’action qui rend cette musique nécessaire. Pas l’inverse. C’est un énorme travail. Béjart disait « La chorégraphie, ce n’est pas moi qui la fait, ce sont les danseurs qui me la font faire. »
Pour La Fiancée vendue, j’ai organisé un pique-nique. Le marieur apporte du vin et un gâteau, car il est en train d’acheter les parents. Le papa est positif, mais la maman est contre ce mariage, alors elle n’aime pas le vin, elle n’aime pas le gâteau… Toute action dramaturgique doit avoir une raison. De même, c’est la musique qui m’a fait entendre l’arrivée d’une voiture « teuf, teuf, teuf… » Smetana ne donne aucune indication de mise en scène, ce que j’adore. (Shakespeare non plus n’en donnait pas). Je mets en scène le compositeur ; après, j’ajoute la scénographie selon ma personnalité. La Fiancée vendue, elle s’est manifestée comme ça. Le carton-pâte, c’est voulu. J’ai déplacé l’action en 1920 parce que je ne voulais pas de costumes folkloriques. La foire ce n’est pas l’intervention de Deflo, c’est l’idée de Smetana…
Si les critiques disent « Deflo fait toujours du cirque », c’est qu’ils n’ont pas lu le livret. Je suis tout de même un homme sérieux. Alors, quand des articles superficiels viennent nous dire : « C’était un peu… ». Je m’en fous.
Je suis ni mondain, ni de la clique. »
Propos recueillis par Brigitte Cormier
Paris, 28 novembre 2010
Bedrich Smetana : La Fiancée vendue1, mise en scène de Gilbert Deflo
du 4 au 27 décembre 2010 (Opéra national de Paris, Palais Garnier)
1 Lire notre compte-rendu