Il faut certes beaucoup de courage pour assurer un remplacement, surtout lorsque les artistes programmés sont des vedettes internationales et qu’elles se désistent au dernier moment. Le public doit-il pour autant avaler n’importe quoi ? On est souvent surpris de sa relative indulgence mais, à l’occasion, il sait parfois se rebeller. Dans le cas du Werther dont nous allons raconter une représentation proprement unique (à laquelle nous avons assisté et dont il existe un témoignage sonore : avis aux détracteurs), le désistement du ténor (connu pour son trac et ses annulations régulières) se fit quelques heures avant le début de la représentation.
Impossible pour le théâtre de dénicher un substitut présentable. Il fallut se rabattre sur un ténor mozartien qui avait connu son heure de gloire (en tout cas un petit quart d’heure), 10 à 20 ans auparavant (tout plutôt que rembourser !). Ce pauvre ténor était désormais affligé du pire chevrotement jamais entendu : « Jeuheuheuheu neuheuheuh saihaihaihaihai sihihihihih jeuheuheuheu veiheiheiheihei-yeuheuheuheu ouhou sihihihihih jeuheuheuheu rêhêhêhêhê-vanhanhan-cohohohohreuheu ! ! ! ». En fait de rêve, c’était plutôt un cauchemar.
Bonne pâte, le public ne contesta pas sur le coup. L’intervention de Werther étant courte au premier acte, on pouvait mettre cette méforme sur le compte de l’émotion. Mais après le deuxième acte, il fallut se rendre à l’évidence : le troisième serait de la même eau. Qu’allait faire sa Charlotte ? Sa partenaire était en effet connue également comme une « annuleuse professionnelle ». Verrait-elle son titre lui échapper au profit de son collègue, surtout avec un tel partenaire ? Elle refusa donc de revenir pour les actes 3 et 4.
Le spectacle aurait pu s’arrêter là : mais il aurait fallu rembourser (or, tout plutôt que etc.).
Le second entracte s’éternisait à l’étonnement des spectateurs qui n’avaient toujours pas été mis au courant : après une heure d’attente, nous fûmes invités à retourner dans la salle, et l’annonce fut faite devant le rideau, suscitant un éclat de rire général… dans la fosse d’orchestre : « Madame Jivati Jivatipa Annulova, souffrante, sera remplacée par Madame Germaine Tartempion ». Cette honnête femme, qui avait eu une carrière très correcte, venait au sacrifice sans connaître la production, sans avoir chanté le rôle depuis des décennies (et sans avoir chanté du tout depuis des années d’ailleurs), la voix froide, ne pouvant compter sur un partenaire tout aussi défaillant : bref ! Toutes les conditions de la catastrophe étaient réunies.
Ne maîtrisant plus un vibrato à mi-chemin entre les sirènes de l’Occupation et l’alarme d’une Golf GTI, elle s’acharna sur l’air des lettres puis massacra tout autant celui des larmes. Prudemment, le chef enchaînait les airs pour éviter toute manifestation intempestive du public. Grave erreur ! En cela, il ne faisait qu’aggraver la frustration de celui-ci. Une odeur de meurtre régnait dans la salle : n’ayant pu s’en prendre à Charlotte, le public allait sans doute se déchaîner sur Werther à l’issue du lied d’Ossian (« Pouhourkouahahaha meuheuheu raihaivaihaihaiyéhéhéhé ? », excellente question au demeurant). Mais, avec un sang froid digne d’un footballeur professionnel, le chef sentit le danger : ne laissant pas une seconde de répit, il enchaîna la fin du « Pourquoi me réveiller » avec le duo qui le suit immédiatement.
Pendant ce temps là, dans la fosse, c’était la chasse aux canards ! C’en était trop … Les trompettes couaquaient à qui mieux mieux, dans un louable effort pour tenter de détourner l’attention du public, quand dans le crescendo « Loin de nous rien n’existe et tout le reste est vain », quelqu’un se mit à crier « PLUS FORT L’ORCHESTRE ! ALLEZ ! PLUS FORT ! ENCORE PLUS FORT ! » et un autre « ALBERT ! ALBERT ! ». Rappelons qu’Albert est le mari de Charlotte, laquelle aime Werther. Le crescendo se conclut par un vigoureux « TSOIN » suivi d’un silence propice à l’effusion de l’enthousiasme de la salle. Hélas.
« AFFREUX ! AFFREUX ! »
« ALBERT ! »
« JE N’AI JAMAIS VU UN SCANDALE PAREIL ! »
« ALBEEEEEEERT ! »
« SORTEZ ! »
« Quoi ! Moi, dans ses brahahahahaha ! » (1ère tentative)
« MAIS SORTEZ, ON VOUS DIT ! »
« T’AS APPRIS À CHANTER CHEZ LES CHÈVRES ! »
« ALBERT ! ALBERT ! »
« HOU ! HOU ! »
« Quoi ! Moi, dans ses brahahahahaha ! » (2e tentative)
« SORTEZ ! »
« ALBERT ! »
« HOU ! HOU ! »
« Quoi ! Moi, dans ses brahahahahaha ! » (3e tentative, suivi d’un élément de langage visuel signifiant « Et merde.. »)
« HOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOUHOU ! ! ! !!! »
« ALBEEEEEEEEEEEEERT ! »
Le spectacle dut s’arrêter en attendant que les hurlements se calment. La suite ne fut qu’une longue agonie :
« Vous ne me verrez pluhuhuhu ! »
« TANT MIEUX ! »
« C’est vous que je fuis, vous me désepéréhéhéhéheeeeez »
« ALBEEEEEEEEERT ! »
« Adieu ! Adieu ! Pour la dernière fouahahahahaha »
À ce moment Werther tapait du poing sur la porte par laquelle Charlotte venait de s’enfuir : mais il ignorait que ce n’était qu’une toile peinte, et tout le décor se mit à osciller dangereusement, suscitant de nouveaux rires et quolibets.
Avec un sang-froid remarquable, Werther reprend : « Rien … Pas un mot … Elle se tait ».
« FAIS-EN AUTANT ! »
Puis des spectateurs se mirent à quitter la salle un peu partout, faisant grand bruit avec leur siège :
« BONNE SOIRÉE, MADAME ! »
« OH ! MAIS JE NE VAIS PAS TARDER À VOUS SUIVRE, MONSIEUR ! »
Une dernière intervention (sans doute la meilleure) conclut le dernier acte :
« Tout ! Oublions tout ! »
« C’EST PROMIS !»
Il n’y eut qu’un salut..
Et le plus beau, c’est que cette représentation eut lieu le jour de la Sainte Charlotte.
Et en effet, ce fut sa fête …
(à suivre)