Ses grands rôles (pour le moment ! ), ce sont la Princesse Eboli dans Don Carlos (Lyon et bientôt Vienne) et Brangäne dans Tristan und Isolde (Lyon et Bruxelles). Les plus grands rôles verdiens et wagnériens l’attendent. Mais Christophe Rousset l’a choisie pour être son Isis (de Lully) et lui offrir Nerone et Cordelia. La voix est superbe, des aigus impeccables, des graves très ronds, un phrasé royal, et une présence en scène fascinante. Dans quelques semaines, elle fera ses débuts au Staatsoper de Vienne. Les plus grandes scènes seront pour elle.
Le 6 août, elle était en voiture entre l’Allemagne et la Suisse (elle n’était pas au volant) et ce fut une conversation d’une heure et quart, où, bien sûr, on parla beaucoup des mystères de la voix.
Votre prochaine aventure, c’est Don Carlos à l’Opéra de Vienne…
Tout à fait, c’est Don Carlos avec le S à la fin, puisque que c’est la version en français, en cinq actes, avec le ballet intégral, tout le quatrième acte, donc la scène de la révolution, en intégrale de chez intégrale, je ne sais pas s’il y a des coupures, mais en tout cas pour Eboli, il n’y en a aucune, c’est extrêmement complet, encore plus que ce qui a été fait à l’Opéra de Paris…
A Lyon, où vous avez fait vos débuts dans Eboli, c’était complet aussi ?
Mais le ballet avait été partiellement coupé… C’est un beau souvenir… La mise en scène de Christophe Honoré, Stéphane Degout en Posa… J’étais dans un fauteuil d’infirme, avec une jambe prise dans une attelle de métal, pour souligner le côté blessé du personnage…
Mais à Vienne, vous ne serez pas mal entourée… Jonas Kaufmann chantera Carlos…
Oui, il y aura des gens qui chanteront des choses agréables à mes oreilles, Ildar Abdrazakov en Philippe II, Malin Byström dans Elisabeth…
Est-ce qu’on chante différemment en fonction des partenaires ?
Mais c’est très rare qu’on connaisse à l’avance les partenaires qu’on aura. Les opéras se gardent bien de le dire, au cas où il y aurait des changements… Ils ne voudraient pas qu’on accepte parce qu’il y aurait tel ou tel collègue, qui finalement ne serait pas là… Donc, parfois il y a des bruits de couloir, mais ce n’est qu’à l’annonce de la saison, qu’on sait avec qui on chantera. Là, j’avoue que quand j’ai su avec qui ce sera, je n’étais pas peu fière…
Et, de surcroît, au pupitre il y aura Bertrand de Billy, qui n’est pas pour vous un inconnu, je crois qu’il faisait partie du jury d’un des concours auxquels vous avez participé ?
Oui, j’avais à peine vingt ans, et c’est quelqu’un qui a été absolument moteur dans ma carrière, pas du tout pour le concours en lui-même, mais parce que, à l’époque, j’étais étudiante en droit, et mes parents refusaient que je fasse de la musique de manière professionnelle. Bertrand de Billy a pris mes parents entre quatre z’yeux, et il leur a dit « Ecoutez, votre fille, il faut qu’elle fasse de la musique… » Pour lui, c’était évident, et ma mère lui a répondu « Vous savez, elle est destinée à une grande carrière d’avocate… » Et c’est vrai que j’avais beaucoup de portes qui s’ouvraient pour moi dans ce domaine-là. Bertrand de Billy leur a dit : « J’ai déçu mes parents une seule fois dans ma vie, c’est quand je leur ai dit que j’arrêtais les mathématiques pour devenir chef d’orchestre, ça a été une immense déception pour eux… » Pour les parents de Bertrand, c’était comme pour les miens, ce n’était pas une vie, c’était amusant chez les autres…
« Ma fille, tu ne seras pas une saltimbanque…»
Voilà, c’est exactement ça ! Et le fait que quelqu’un comme lui, avec sa stature, vienne dire « Mais si, laissez la faire », ça a été vraiment déterminant. L’année qui suivait ce concours, c’était ma dernière année d’études de droit, je passais mon master. Et mes parents m’ont laissé passer des auditions pour entrer dans des opéras-studio, et donc je suis devenue professionnelle en entrant dans celui de l’Opéra du Rhin. Jusque là, je faisais de la musique au Conservatoire pour le plaisir, mais je n’avais pas conscience qu’un jour ce pourrait être ma vie.
Et ils en disent quoi, maintenant, vos parents ?
Euh, ils viennent avec plaisir…
Mais…?
Ils restent extrêmement critiques par rapport à la difficulté du métier, aux revenus aussi… Mon frère, qui est mathématicien, gagne beaucoup plus d’argent que moi… Il y a des choses comme ça, qui font qu’ils restent un peu sceptiques. Quand ils viennent me voir en spectacle, ils sont contents, mais je sens que ce n’est toujours pas leur idéal.
Il est vrai que c’est un métier risqué, notamment dans une période comme celle que nous traversons… Quand tout s’arrête pendant des mois et des mois, et qu’une carrière qui était bien lancée se retrouve en panne…
La situation est particulière, parce que tout s’est arrêté pour tout le monde, y compris les plus grandes stars. On ne peut pas se dire qu’on est arrêté parce qu’on n’est moins bon que les autres ou qu’on n’a pas la possibilité de travailler : personne ne travaille. Bien sûr qu’il y a une inquiétude, mais ce n’est pas une inquiétude par rapport à sa propre capacité, c’est une inquiétude plus profonde sur l’avenir de la culture en général, et du milieu opératique en particulier. L’inquiétude de savoir ce qui va se passer, et ce qu’on va devenir.
D’accord, mais les stars sont installées, tandis que vous, depuis disons deux ou trois années, vous connaissiez un envol extraordinaire de votre carrière, et j’imagine qu’il y a l’inquiétude de savoir si la courbe ascendante sera reprise à peu près à l’endroit où elle en était…
C’est vrai qu’il y a eu des annulations, des rendez-vous manqués, des choses qui ne se feront pas. Pour le moment, j’ai la chance que Vienne n’ait pas annulé, qu’il y aura donc ce moment très important pour moi. Donc j’essaie de voir le positif, et, tant qu’il restera des belles choses à faire, de garder la même dynamique. Mais je vois que des projets à l’horizon 2023-2024, qui n’étaient pas signés, mais qui étaient, disons, des promesses, sont repoussés à des saisons futures, ou seront peut-être abandonnés, on ne sait pas trop. Apparemment, pour Vienne, la culture musicale, le besoin viscéral de musique sont tels, qu’on peut espérer que les spectacles auront lieu. Mais est-ce que ce sera dans des conditions normales, on va le voir. Il semble que, moyennant des tests réguliers, il y aura possibilité par exemple pour les musiciens dans la fosse de ne pas respecter la distance d’un mètre. J’attends les premiers spectacles début septembre, pour voir comment ça se passe.
La Favorite à Barcelone © Bofill
Votre découverte de la musique, remonte vraiment à votre plus jeune âge, vous aviez deux ans et c’était à Genève à l’Institut Jacque-Dalcroze…
L’idée, c’était, dans l’esprit de Dalcroze, d’un éveil à la fois du corps et de l’esprit, à travers la musique. C’est avec des préoccupations pédagogiques que mes parents m’y avaient inscrite. Ensuite, il y a eu des cours de piano, auxquels je n’ai jamais accordé beaucoup de temps et d’importance, parce que ce n’était pas un instrument qui m’inspirait vraiment, je ne me sentais pas de talent particulier, ni de passion pour lui…
Mais vous aviez un excellent professeur, Daniel Spiegelberg…
Non seulement excellent, mais un maître absolument exceptionnel ! Il avait été le professeur de ma première professeur, qui je pense avait décelé que j’avais un talent, sinon pour le piano, du moins pour la musique, et notamment, ce qui est étonnant pour une si jeune enfant, un intérêt pour la musique contemporaine… Et donc c’est elle qui a convaincu Daniel Spiegelberg, qui ne prenait pas de jeunes élèves, de m’accepter. Il adore la musique contemporaine et il y eut là un terrain d’entente artistique entre nous. Il m’a enseigné l’amour du son, de la qualité du son, et de la nuance, de la musicalité pour le dire d’un mot.
Et votre attirance pour la musique contemporaine perdure. Vous avez créé, et vous allez créer, des œuvres nouvelles…
Bon, entendons-nous, il y a certaines choses qui vont tellement loin que ce sont davantage des expériences musicales que réellement de la musique, mais je trouve que c’est toujours intéressant de le faire… Et puis il y a d’autres choses qui me touchent vraiment. Je me rappelle avoir vu, quand j’étais à Lausanne, le diptyque Niobé/Medeamaterial de Pascal Dusapin, qui fut un des moments opératiques très forts de ma jeunesse. Et je m’étais dit que si j’avais un jour la chance de rencontrer Dusapin, ce serait extraordinaire, et voilà que, bien des années plus tard, la Monnaie me propose une création de Dusapin, Penthesilea ! J’ai dit oui, mais mille fois oui, et ce fut un bonheur absolu… Travailler avec un compositeur vivant, comprendre avec lui pourquoi il a écrit de telle manière et pas de telle autre, éventuellement le voir modifier quelque chose, parce que sur scène on se rend compte qu’il y a un équilibre qui ne se fait pas ou qu’il y a besoin qu’un instrument ressorte davantage… Et encore Pascal retouche très peu ses partitions, mais malgré tout c’était une expérience extraordinaire. Et je me réjouis beaucoup de la création qu’on va faire à l’Opéra de Paris la saison prochaine, Le Soulier de satin, de Marc-André Dalbavie ! Ça va être un mastodonte de musique (rires). On n’a pas encore les partitions, mais ce sera sept heures de spectacle, à peu près cinq heures trente de musique, deux entractes…
Et vous aurez le rôle principal, celui de Doña Prouhèze.
Je serai une des pointes du triangle amoureux… Je suis en contact régulier avec Marc-André pour affiner la partition, il m’envoie quelques lignes de temps à autre, de ce que j’aurai à chanter, pour avoir mon impression relativement à certains éléments essentiels du texte de Claudel… Il me demande si je crois que telle ligne va sonner dans ma voix comme il l’imagine… Ce n’est pas un ping-pong tous les deux jours, mais à intervalles réguliers il m’envoie quelques lignes, mais je n’ai encore aucune idée de ce que ce sera dans sa globalité… Il m’envoie les lignes de ma voix, je ne sais pas quelle orchestration il y aura en dessous… Alors, par exemple, je lui dis « Si tu mets ça dans tel registre de ma voix, la prononciation risque de ne pas être évidente, mais tu auras plus d’impact, parce que tu vas plus dans mes aigus. » Parfois, il me demande carrément si je peux faire telle ou telle note, je lui réponds oui ou non, et c’est comme ça qu’on avance. Mais ce que ça va donner, honnêtement je ne peux absolument rien en dire au stade où on en est.
Mais j’imagine que le fait de travailler avec un compositeur vivant, de l’avoir en face de soi, cela modifie un peu la relation qu’on a avec les compositeurs du passé, que la relation qu’on a avec Verdi ou Wagner ou Lully, en est d’une certaine façon libérée…
C’est intéressant, parce qu’il y a, notamment pour la musique romantique, beaucoup de traditions qui sont venues se rajouter à la partition, parfois justifiées, mais parfois parce qu’une chanteuse à telle époque avait une jolie note à placer, un demi-ton qui lui faisait plaisir. Et s’il y a une chose que j’aime beaucoup dans la musique contemporaine, et c’est pourquoi je me suis extrêmement bien entendue avec Teodor Currentzis, c’est l’attention extrême que l’on porte à la partition, la focalisation extrême sur la ligne de chant, sur les demandes de nuances et de prosodie du compositeur, sur ce qui est écrit. Dans la musique contemporaine, je ne dirais pas qu’on se fiche de ce que fait l’orchestre en dessous, mais en général tout ce que ça fait, c’est que ça nous perturbe notre ligne de chant (rires), ça ne nous aide pas, il y a rarement des choses harmoniques tonales qui nous aident. On apprend une sorte de distanciation avec l’effet d’emphase de l’orchestre, que j’ai pris l’habitude de transposer dans les différents styles musicaux, bien sûr en en respectant toutes les contraintes. Vous parliez de Lully, il est évident que ce n’est pas pareil de chanter Lully ou Verdi, et il faut qu’on l’entende dans ma voix, mais il est vrai qu’il y a un rapport avec la partition qui nous oblige à regarder ce que le compositeur a réellement écrit. Et ce que je trouve par exemple fascinant dans le Requiem de Verdi, c’est qu’il a noté à certains moments six pianissimos, et à d’autres moment cinq fortissimos. Il faut absolument que le public ressente qu’il y a des moments d’archi-murmures et des moments qui doivent trucider les oreilles. On a parfois reproché à Currentzis de faire un peu de chichis là-dessus, mais moi je suis totalement dans cette mouvance !
C’est intéressant parce que Bernard Richter, à propos de Currentzis, il y a quelques semaines nous disait ici-même à quel point il a été impressionné, et même ému, de sa probité et de sa dévotion à l’égard de la partition.
Ça correspond tout-à-fait à mon impression. Il faut dire que les circonstances de notre rencontre sont un peu particulières : j’avais auditionné pour lui huit ou dix mois auparavant, il y avait eu clairement une vraie entente, et il m’avait proposé quelque chose qui me semblait venir un peu trop tôt pour moi, donc je lui avais dit non pour le moment, et il m’avait dit « D’accord, mais on travaillera ensemble ». Et puis il a fait cette grande tournée avec le Requiem de Verdi, et pour des raisons que j’ignore, ils ont eu besoin d’une nouvelle mezzo, donc il a fallu qu’au milieu des répétitions de Tristan et Isolde à Bruxelles, où je faisais Brangäne, je prenne l’avion le soir après six heures de répétitions pour monter à Hambourg auditionner pour lui en arrivant avec le Requiem… Après six heures de Wagner et le vol Bruxelles-Hambourg, il a fallu que je lui chante Liber scriptum…. Et là je me suis dit « Ça passe ou ça casse, on peut ou on peut pas »… Et ça s’est extrêmement bien passé, et il m’a refait faire l’exercice le lendemain matin à neuf heures et demie ou dix heures… C’est sur ces quelques notes qu’on a tout de suite compris l’un et l’autre qu’on était sur la même longueur d’ondes, avec la même vision. Ensuite on a bien sûr fait toute l’œuvre, mais j’ai vraiment eu l’impression d’une fusion artistique entre nous deux. C’est assez indescriptible, ça se fait en quelques mesures, c’est étonnant, et ensuite tout s’est déroulé de manière très naturelle et spontanée. Mais ce n’était pas gagné d’avance, il y a beaucoup de gens qui m’ont dit « Tu verras, il est horrible, c’est un tyran… » Je pense que s’il se trouve en face de quelqu’un qui n’est pas réceptif à sa vision, il sait être disons très difficile, je n’ai pas de doute là-dessus (rires).
Comment se passe le travail, pratiquement ? C’est du note par note ? Ou est-ce que ça marche par l’osmose, par le bras, le fameux bras des chefs d’orchestre…
Il n’y a pas que le bras. Il explique très bien ce qu’il veut, il est assez clair dans ses propos. Il sait ce qu’il veut, et moi, j’aime bien les gens qui ont une idée, qui savent où ils veulent aller. Par exemple, pour le Lux aeterna, il voulait que ce soit le Pie Jesu du Requiem de Fauré ! Et pour le Lacrimosa, il fallait que ce soit Ulrica !
C’est parfait comme indication, c’est clair, on comprend tout de suite…
Pour moi, c’est extrêmement clair ! Le problème, c’est de savoir si on est d’accord, et ensuite de savoir si on est capable de le faire ! Parce que ce sont deux voix différentes. Et puis il y aussi le fait que, comme il a une grande culture baroque, il apprécie les chanteurs qui ont une familiarité avec le chant baroque. J’en ai fait pas mal, et du baroque français, donc je sais ce que c’est qu’un son droit, sans vibrato, je sais comment vibrer après, ou faire un trille, je pense qu’il a apprécié cela dans ma voix, et qu’il l’a utilisé dans l’enregistrement qu’on a fait à Milan.
© D.R.
Pour en revenir à votre formation, vous avez travaillé avec Françoise Pollet, mais auparavant vous aviez travaillé à Lausanne avec Hiroko Kawamichi, pendant fort longtemps, c’est elle qui vous a portée, si je puis dire…
Oui, pendant huit ans, je peux dire qu’elle m’a faite. C’est intéressant, parce que, quand j’ai passé des auditions, ou des concours, beaucoup de gens ont pensé que j’avais une voix naturelle. Mais pas du tout ! Je chantais comme une casserole quand j’étais petite, et ç’a été un travail de longue haleine, qui a commencé très tôt parce que j’ai été pubère très jeune. Donc j’ai pu travailler la technique opératique à partir de treize ans, et c’est vraiment Hiroko Kawamichi qui m’a formée. Ma technique, je la lui dois entièrement. C’est elle qui m’a insufflé, avec sa rigueur japonaise, parfois pas très marrante, cette technique très posée, où l’on ne va jamais au delà de ses limites, où l’on ne force pas la voix, où on ne va pas plus vite que la machine. J’étais très jeune, et elle a bien fait ! Parce que j’ai toujours été grande, j’ai toujours eu une grande voix, et il y a beaucoup de gens qui m’auraient embarquée sur des pentes très glissantes, des grands rôles de Wagner ou de Verdi à vingt-trois ans… Elle m’a inculqué la prudence, la patience, et de n’accepter que des choses que je pourrais chanter tous les jours, même un peu fatiguée, et de ne jamais me mettre en danger inutilement.
Mais j’imagine que votre voix a gagné en largeur au cours des huit années avec elle, vous n’avez pas eu tout de suite cette voix de mezzo profonde…
Quand j’ai commencé à treize ans, j’avais une octave ! Je me souviens qu’à la fin de ma première année de cours de chant, au mariage d’un de mes cousins, on m’a demandé de chanter l’Ave Maria de Gounod. A la fin, il y a un sol, et je n’avais pas de sol ! Alors j’ai octavié la fin, et puis c’est tout ! En bas, je n’allais pas loin non plus, mi, ré, do peut-être, et encore ça ne devait pas sonner grand’chose ! C’est donc avec beaucoup de travail, de temps, de patience, que la voix s’est élargie, a mûri, que j’ai découvert les couleurs, etc. Et puis je suis arrivée à l’Opéra-Studio, et c’est Françoise Pollet qui m’a interpelée, dans les premières minutes de cours avec elle, en me disant « Mais qu’est-ce que c’est, votre voix ? Quelle est la particularité de votre voix ? ». Parce qu’en fait Hiroko est une excellente technicienne, et vraiment je ne la remercierai jamais assez, mais en revanche elle ne m’avait pas donné de personnalité vocale. J’avais une voix très lisse, très passe-partout. Françoise m’a dit « Vous avez la technique, vous avez les notes, maintenant on va chercher votre couleur à vous, sans trafiquer, sans se dire » On est mezzo, il faut grossir, il faut faire du son « , non, on va chercher votre couleur », et c’est avec Françoise Pollet que je suis passée de l’élève appliquée à l’artiste.
J’ai lu une interview où vous disiez qu’à votre arrivée à l’Opéra Studio vous ne saviez pas si vous seriez une Lakmé ou une Dalila, ce qui semble étonnant tout de même…
Mais c’est véridique ! Je me souviens d’une session de travail à Colmar où j’ai chanté d’abord Lakmé, puis Dalila ! Et c’est là qu’on a décidé une fois pour toutes que je n’étais pas soprano colorature, c’était clair (rires). Bon, j’avais un contre-mi faiblard, mais il était là. Je me souviens que j’étais l’attraction du jour, tout le monde a rigolé quand j’ai commencé le récitatif Où va la jeune hindoue, avec ma voix complètement disproportionnée, mais j’avais la colorature et presque le contre-mi, donc on pouvait se poser la question… Ensuite j’ai chanté Dalila, et Françoise m’a dit « On est d’accord, tu ne ferais pas ça sur scène tout de suite, mais c’est vers ça que ta voix va tendre d’ici cinq ou dix ans », et on a commencé à travailler le répertoire de mezzo. Mais je n’ai jamais présenté d’audition ni avec du Verdi, ni du Wagner, jusqu’à ce que je fasse ces rôles en scène, il y a trois ans pour Brangäne, et deux ans pour Eboli. Je présentais du Rossini, du Offenbach, et Carmen évidemment, mais je ne présentais jamais Verdi ou Wagner, en sachant très bien que c’était ce qu’ils avaient en arrière-pensée… Je voulais leur faire comprendre que j’étais encore jeune, que j’avais la colorature, et que je voulais faire du Rossini et des rôles pas trop lourds.
Brangäne à Lyon (avec Daniel Kirch et Ann Petersen) © Stofleth
Est-ce que vous vous sentez bien dans cette voix de mezzo, est-ce qu’elle vous ressemble ?
J’ai fait ma première Walkyrie, j’avais vingt-deux ans, à Francfort avec Sebastian Weigle. On répétait à dix heures du matin et je n’avais aucun souci à chanter Waltraute. Il a été évident que j’étais faite pour ce type de rôles. Une Walkyrie, ce n’est pas tellement exposé, donc c’était possible de le faire aussi jeune. Mais j’ai attendu longtemps avant de faire Brangäne. Et j’ai refusé Erda et Fricka. Fricka, aujourd’hui je le ferais…
Mais Erda, c’est très grave, c’est un contralto ?
Oui, c’est un vrai contralto, mais il en manque tellement sur le circuit, qu’on me l’a proposé ! Mais on m’a déjà proposé Isolde aussi !
D’où l’intérêt d’avoir appris la prudence et la patience…
Mais les sirènes de la gloire sont très fortes ! On a envie d’accepter ! Parce que c’est un chef exceptionnel, parce que c’est un grand festival ou une maison très renommée. Et on se dit « Je ne vais pas refuser ça… », mais si, il le faut ! Pour le moment je n’ai accepté que des choses pour lesquelles je me sentais prête. Eboli, il y a deux ans, on me l’a déconseillé, mais je sentais que je pouvais le faire.
Mais ma question portait davantage sur les personnages, que sur la voix…
Le problème en début de carrière quand on a une voix de grand mezzo, c’est que les petits rôles, dans les grands opéras, Wagner ou Verdi, ce sont des rôles de femmes âgées, Marie dans Le Vaisseau fantôme, Inès dans Le Trouvère, même Brangäne, qui est un personnage dans un rapport de soumission avec Isolde, de compassion presque maternelle. Ce type de rôle, pour une jeune chanteuse, je ne peux pas vraiment dire que ce soit très adéquat. On trouve en soi-même, on imagine la manière de s’en approcher, parfois les metteurs en scène vous y aident, mais c’est vraiment avec Carmen ou Eboli qu’on peut commencer à exprimer quelque chose. C’est à partir du moment où on arrive à des rôles de premier plan. J’aurais adoré chanter Rosine ou Isabella, mais jusqu’ici on ne me les a pas proposés, je me serais sentie parfaitement en adéquation avec elles…
Vous en parlez au passé ?
Oui, parce que j’ai conscience qu’à partir du moment où on commence à faire des Eboli dans des maisons comme Vienne, ça va être difficile de revenir en arrière. Je dis en arrière parce que tout le monde voit l’évolution d’une voix comme allant naturellement de Mozart et Rossini au répertoire romantique, puis à Wagner et Verdi. Quand on en est à Wagner et Verdi, il faut des gens qui ont une imagination extraordinaire comme Christophe Rousset pour venir me dire « Mais est-ce que tu ne viendrais pas faire du Lully ? » Je lui ai répondu, « Mais bien sûr, j’adore ça, je ne vis que pour la musique baroque, mais tu te rends compte que je fais Eboli ? » Il m’a dit « Mais je m’en fiche, est-ce que tu peux chanter du Lully ? » Et donc j’ai fait Isis avec lui. Ensuite il y a eu cette grande tournée où j’ai aussi chanté Nerone dans Agrippina et Cornelia dans Giulio Cesare avec les Talens Lyriques, à Dortmund, en Roumanie, à Beaune, à Versailles, aux Champs-Elysées.
Mais si vous pouvez chanter du Lully ou du Haendel, vous pouvez faire Dorabella ?
Alors Dorabella, c’est autre chose ! Mozart, c’est vraiment une vocalité très particulière, dans laquelle je ne me suis jamais sentie à l’aise. On m’a proposé plusieurs fois Elvira, parce que c’est une espèce de tessiture intermédiaire, avec à la fois des aigus et des graves et tout, on me l’a proposé dans des conditions exceptionnelles, j’ai travaillé le rôle, les récitatifs, les airs, tout un été. On a fait des filages, et je me sentais fatiguée vocalement. Parce que c’est toujours tellement tendu, tellement dans le passage aigu. Je n’ai jamais eu cette impression dans Brangäne ou Eboli. Eboli, le rôle est long, mais à la fin je n’ai pas l’impression d’être au bout de mes cordes vocales, alors que c’est une chose que j’ai toujours ressentie avec Mozart. J’ai fait des petits rôles, Marcelline ou la Troisième dame, que je pourrais refaire avec plaisir, mais Dorabella, Elvira, Chérubin, je ne m’y sens vraiment pas à l’aise.
Donc, le centre de votre voix est assez bas, si on peut le formuler ainsi…
Le centre de ma voix est vraiment celui d’un mezzo, mon passage aigu est celui d’un mezzo et pas celui d’un soprano, qui est toujours entre fa et fa dièse, moi c’est do dièse ou ré, parfois plus bas selon les jours. Et quand on se retrouve avec un répertoire où la moitié du rôle se situe dans la tierce au-dessus du do, pour moi c’est impossible, je meurs, vraiment !
Eboli à Lyon © Jean-Louis Fernandez
Quelles sont les rôles, les tessitures qui vous sont vraiment confortables, maintenant à 32-33 ans ?
Eboli ! Mais ça ne veut pas dire que c’est facile !
Qu’est-ce qui est difficile dans Eboli ?
Il y a la chanson du voile qui est quasiment une tarentelle italienne à la Rossini, qui demande de la vocalise, de la légèreté. Ensuite il y a le trio avec Posa et Carlo qui est extrêmement bas, et tout dans le passage du bas. C’est très beau, mais c’est extrêmement dangereux, parce qu’il faut veiller à poitriner modérément, pour pouvoir remonter pour le « O don fatale », lequel demande tout, le grave, les aigus, la puissance, la délicatesse dans la partie centrale… Et c’est la démonstration absolue du chant verdien, qui vient après qu’on a chanté tout le reste du rôle ! En particulier dans la version en cinq actes, où se rajoute la scène du jardin, qui n’est pas si innocente qu’elle en a l’air avec son esprit léger : il faut que ce soit festif et champêtre, alors que l’orchestre est copieux en dessous, il faut vocalement être présent, dans une tessiture où on n’est pas très bien entendu par le public… Et puis il y a tout le duo avec Elisabeth, où il y a des sauts d’octaves terribles, pendant qu’Elisabeth est dans des notes aiguës, donc pour se faire entendre, il faut avoir l’intelligence de ne pas sur-chanter, parce que le « O don fatale » enchaîne tout de suite… Voilà la ou les difficultés d’Eboli : il faut présenter toutes les facettes du bel canto, il faut avoir le legato, les aigus, les graves, la puissance….
C’est un peu comme Violetta, il faut avoir plusieurs voix. Pour Violetta il en faut une pour chaque acte…
Ah, j’ai beaucoup de respect pour les Violetta, c’est tellement long et tellement difficile… Je ne me permettrais pas de dire qu’Eboli est aussi difficile que Violetta, mais ça demande la même gymnastique vocale, et la même polyvalence.
La Princesse Eboli dans Don Carlos à Lyon © Jean-Louis Fernandez
Eve-Maud, et le chant français ?
Le deuxième rôle qui m’a beaucoup plu vocalement, c’est Isolier, du Comte Ory. Ce n’est pas vraiment du chant français, puisque c’est du Rossini, mais c’est en français, et j’ai eu un plaisir incroyable à le chanter. C’est pour ça que je vous parlais de Rosine et d’Isabella en vous disant espérer pouvoir encore les chanter, parce que ce sont des choses que je sens dans mon gosier avec tant de joie et de miel ! Et pour ce qui est du répertoire purement français, hormis le baroque, comme les Lully qu’on a faits avec Christophe Rousset, je dirais que c’est principalement le répertoire romantique, qui va merveilleusement à ma voix. Les compositeurs aimaient les mezzos, les grandes voix, les grandes phrases. Par exemple, j’ai eu beaucoup de plaisir à faire Ascanio, de Saint-Saens, le rôle de Scozzone, ce sont des pages magnifiques, qu’on a découvertes grâce à Guillaume Tourniaire. Et puis il y a cette Carmen, inaccessible, mythique. Chacun ou chacune a sa Carmen, sa manière de la voir, de la chanter. C’est un rôle extraordinaire, parce que, de mon point de vue, vocalement, il y a peu de grosses difficultés. Ce qui est difficile, c’est d’en faire un personnage consistant d’un bout à l’autre de l’opéra. C’est de mettre de la personnalité dans chaque note. Il n’y a pas de grande démonstration, mais à part peut-être le duo final, où on peut montrer sa puissance, mais sinon, il y a beaucoup de nuances, de sensualité, de choses qui doivent être faites avec de la délicatesse, mais qui doivent quand même passer par-dessus l’orchestre, qui est parfois assez abondant. C’est un rôle que j’ai eu énormément de plaisir à faire à Klagenfurt avec Lorenzo Viotti, que j’aurais dû refaire cette été, mais ça n’a pas été possible. Je le vois comme un rôle qui jalonnerait ma carrière…
Carmen comme Eboli, ce sont des rôles à construire. Il faut leur donner une cohérence. Je crois savoir que vous aviez envie d’être comédienne, tout autant que chanteuse ?
Eboli, c’est un rôle vocalement difficile, il faut la voix pour le chanter. Carmen, on l’a vu pendant les cinquante dernières années, peut être chantée par toutes sortes de voix différentes, on y a entendu des sopranos ou des mezzos, mais il faut lui donner une cohérence psychologique. Eboli, dramaturgiquement, n’est pas indispensable à l’action, on pourrait s’en passer, Posa aussi d’ailleurs, donc pour qu’elle existe sur le plateau il faut la nourrir, la construire, l’imaginer. Je l’ai chantée récemment dans une mise en scène qui en faisait une espèce de vamp, une séductrice, sans profondeur, j’ai trouvé ça dommage.
C’est tout le risque quand on signe un contrat, on ne connait pas ses partenaires, vous le disiez, et on ne sait pas à quelle sauce de mise en scène on va être mangée. J’ai vu des photos de votre costume de Sphinge dans l’Œdipe d’Enesco à Salzburg….
Oui, vous avez vu, c’était quelque chose ! La perruque pesait une tonne, il fallait sortir de cette énorme costume blanc et se retrouver en académique rose fluo, c’était totalement improbable. Mais le travail d’ensemble de la mise en scène était tellement dans cet esprit qu’on était tous devenus un peu comme ça, on allait aux répétitions dans un état pré-œdipien, je dirais… Et ça se prêtait tellement bien à l’œuvre… Une mise en scène grecque avec des toges et des colonnes, ç’aurait été terrible ! J’ai complètement adhéré à ce parti pris. Comme je vous l’ai dit à propos de Currentzis, j’aime les gens qui ont une vision et qui défendent quelque chose. Là, on se demandait vraiment ce que Achim Freyer avait fumé pour que tout ça sorte de son esprit, mais à partir du moment où c’était sorti, eh bien il pouvait m’affubler du costume le plus ridicule du monde ! Après tout, j’étais un sphinx ou une sphinge, donc une figure imaginaire, et je devais être la quintessence de la femme. Pour lui, la femme, c’était ça ? Eh bien, OK, j’accepte, je défends l’idée, je m’en amuse, et puis c’est tout. D’ailleurs, cet opéra, entendons-nous, c’est Œdipe et les autres. On avait tous des rôles assez secondaires. Et j’étais ravie d’être à Salzbourg, d’avoir un rôle où il y a quelque chose à défendre, il n’y avait pas une pression incroyable, c’était juste le plaisir de la scène, l’amusement de faire quelque chose de complètement déluré, je me suis bien amusée !
La Sphige dans Oedipe à Salzburg © Ritterhaus
Bientôt, en mars 2021 je crois, vous allez faire à Lyon Judith dans Le Château de Barbe-Bleue, de Bartók.
En tant que rôle féminin, c’est vraiment un cas d’école, parce que c’est un monologue de Judith. De temps à autre, Barbe-Bleue lui dit : « N’entre pas ici ! Oui, oui, je te promets…» Ça se place dans cette mouvance contemporaine que j’apprécie beaucoup, mais là, je dirai que le hongrois est un vrai défi ! Pour le moment, je n’en suis pas encore au plaisir (rires). Ce n’est pas tant la langue qui est difficile, ce n’est pas comme le tchèque ou ce genre de langues qu’on a du mal à prononcer. La difficulté, c’est de ne pas du tout comprendre ce qu’on dit. Bien sûr, on a la traduction, mais au moment où j’en suis, ce qui me dérange beaucoup, c’est de ne pas avoir l’immédiateté entre le mot prononcé et le sens, de surcroît dans un opéra aussi focalisé sur la psychologie que ce Château de Barbe-Bleue. Mais bon, j’ai encore quelques mois devant moi. Et puis, le côté positif de la chose, c’est que le hongrois a une musicalité, que Bartók connaissait extrêmement bien, évidemment…
Le hongrois met l’accent tonique sur la première syllabe, et la musique de Bartók s’appuie sur cette particularité…
Tout à fait, il y a une fusion entre la prosodie et la ligne de chant. Et ce serait absurde de le chanter dans une version française.
Mais j’imagine qu’une fois toutes ces difficultés vaincues, ce sera un rôle très émouvant à chanter.
L’expérience à Lyon sera d’autant plus extraordinaire que l’opéra sera donné deux fois de suite. Avec deux Judith différentes et un seul Barbe-Bleue. C’est le concept du metteur en scène, Andriy Zholdak. Une fois, on sera dans la tête de Judith, et l’autre fois dans celle de Barbe-Bleue. Evidemment, nous, les deux Judith, Victoria Katkacheva et moi, serons parties prenantes des deux mises en scène, même si chacune n’en fera qu’une. Je ne me vois pas ne pas aller aux répétitions de l’autre version. Ce sera une nourriture intellectuelle pour forger ma propre Judith. Et comme on chantera le même rôle, il y aura un échange musical, vocal, entre nous deux.
Vous devriez apprendre vos rôles ensemble, pour vous soutenir l’une l’autre ?
Ce serait une idée. Victoria est russe, mais je suppose que le hongrois est aussi exotique pour elle que pour moi…
Eve-Maud Hubeaux © D.R.
Quels sont les dangers d’une prise de rôle ? J’imagine qu’on ne sait si on a eu raison de prendre le risque de l’inconnu qu’au fil des répétitions st une fois sur scène ?
De toute façon, toute nouveauté est un risque, ça fait partie de la vie, mais c’est le seul moyen d’avancer. En ce qui me concerne, ce sont des risques contrôlés. Serge Dorny, le directeur de l’Opéra de Lyon, m’avait proposé de faire Ariane, de l’Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. Evidemment, c’était beaucoup plus facile parce que c’est en français, et que j’ai déjà fait le rôle de la Nourrice, donc j’aurais été en terrain connu, et j’adore la musique de Dukas. J’aurais vraiment eu envie de le faire. Et puis j’ai interrogé mes deux personnes de confiance, mes deux anges gardiens, Françoise Pollet et Cordelia Huberti, qui est la chef de chant avec laquelle je travaille. J’ai appelé Francoise, qui a beaucoup chanté cette Ariane, en lui disant que j’étais très tentée de le faire. Elle m’a dit « Je sens votre enthousiasme, je ne veux pas vous brimer, mais je dirais plutôt non. Prenez le temps de le travailler, venez me voir si vous voulez, on en discutera et vous vous ferez votre opinion ». J’ai appelé Cordelia, qui m’a dit exactement la même chose. Donc j’ai appris le rôle, pas entièrement, mais les endroits les plus difficiles pour un mezzo, les plus aigus, les plus tendus, et j’ai présenté ça à une troisième personne, que je connais bien, avec qui j’ai fait des productions, mais avec qui je n’ai pas de liens aussi affectifs, et au bout d’un quart d’heure, il m’a dit « Mais pourquoi tu veux faire ça ? Ce n’est pas ta voix, on ne te reconnait pas, ce n’est pas beau… » Il a été très cash ! Et j’ai refermé la partition. Toutes les opinions convergeaient. Moi aussi, je sentais que c’était ultra-tendu, que ce n’était pas dans ma voix. Il y a beaucoup de moments, comme celui de la porte aux diamants, où c’est au-dessus du passage, au-dessus du do, l’orchestration est énorme… Comment voulez-vous qu’on comprenne le texte s’il faut hurler des notes en haut. La question n’était pas de savoir si j’avais les notes, je savais bien que je les avais. C’était de savoir si j’allais pouvoir délivrer le message musical de la partition de la manière que j’avais en tête. Quand je réfléchis à une prise de rôle, c’est à ça que je réfléchis.
En tant que spectatrice, ça me fait mal au cœur et mal aux cordes vocales quand j’entends un chanteur qui est un peu limite, et qu’on se demande s’il va arriver au bout, si ça ne va pas craquer, je trouve ça tellement terrible, ça te noue l’estomac… Je n’ai pas envie d’être ce chanteur-là. De monter sur scène en me demandant si je vais y arriver. Je sais qu’il y a des chanteurs qui ont besoin de cette adrénaline, qui se jettent dans le bain, corps et âme, et la plupart du temps c’est avec grand succès. Mais ce n’est pas quelque chose que j’aurais envie d’assumer. Cet été, je devais faire Carmen à Savonlinna, mais j’avais prévu un repos complet en août pour me préparer à Vienne et à Eboli. Même chose pour Judith et Prouhèze. Je n’ai gardé cet hiver qu’Ursule dans Béatrice et Benedict, qui est un rôle plus secondaire, que j’ai déjà fait. Je veux arriver en forme pour ces deux prises de rôle importantes.
Quels sont les rôles vers lesquels vous voudriez aller, disons d’ici cinq ou dix ans ?
J’aimerais beaucoup faire Azucena, du Trouvère. Cette mère infanticide sorcière… Vocalement, j’ai toutes les notes, ce n’est pas la question. Mais c’est une histoire de couleurs, de maturité vocale, de ce qu’on attend du rôle, et pour l’instant c’est un peu tôt. On me l’a proposé. J’ai répondu que je pouvais le faire, mais que je mettais à la place du public, que je me demandais si j’avais envie d’entendre une Azucena qui aurait encore la voix de Rosine, vous voyez ce que je veux dire ? J’ai envie de quelque chose qui ait plus de corps, de profondeur, quelque chose d’un peu plus sale… Et puis il y a Sieglinde que je vais aborder. En ce moment, tout est chamboulé, mais je pense que ça va se faire. C’est une jeune femme qui s’ouvre à la vie, à l’amour….
Mais c’est haut, Sieglinde ?
Oui, c’est haut, mais c’est très bien écrit. Il y a quelques parties aiguës, mais ce n’est pas tout le temps en tension. Il y a beaucoup de moments dans le medium. C’est beaucoup moins aigu qu’Isolde. La tessiture de Sieglinde, c’est celle de Fricka, avec des aigus en plus. La question, c’est qu’il ne faut pas qu’il y en ait trop ! On m’a proposé Valentine des Huguenots ! Il y a quinze contre-ut, quarante si. J’ai répondu « OK, j’ai des contre-ut ! Trois ou quatre dans la soirée, ça va, comme dans La Favorite, mais pas quinze ! » Il y a un moment donné où c’est non ! (rires)
Et à part ces rôles ?
J’aimerais bien faire des Rossini… C’est un appel !
Et les Rossini seria ? Qui serait parfaits pour les couleurs sombres qu’il y a dans votre voix ? La Donna del lago, par exemple ?
Ce serait idéal. Le problème, c’est que ce sont des opéras qui sont rarement montés de nos jours, parce que les livrets ne sont pas absolument passionnants. Quand on le fait, c’est pour Joyce DiDonato. Peut-être qu’un jour on le fera pour Eve-Maud Hubeaux ! Pour le moment, j’essaie d’être réaliste dans le marché, et encore plus quand on voit ce qui se passe : l’Opéra de Paris rouvre avec Carmen et Traviata…
Oui, on parle là dans l’idéal, comme si de rien n’était…
Dans l’idéal, Sapho serait parfait pour moi. C’est dramaturgiquement passionnant. Mais je suis déjà très heureuse avec Eboli. J’y pensais, je le désirais depuis longtemps, et on me l’a offert. J’aimerais que ce rôle m’accompagne longtemps. J’ai envie de profiter des rôles que j’ai déjà, de les développer, de les refaire dans différentes productions. Dans ma jeune carrière, j’ai tenu quarante-cinq rôles. Mais je les ai faits une fois. Alors que ce qui m’intéresse, c’est de creuser un rôle, d’y revenir, d’approfondir. Je trouve passionnant de faire mûrir un personnage, d’offrir différentes choses selon le metteur en scène, selon le chef aussi, et j’ai hâte de retrouver Bertrand de Billy. Je suis sûr que ce sera très différent de Daniele Rustioni qui dirigeait à Lyon, et très différent encore de ce que j’ai fait en novembre à l’Opéra de Paris, quand j’ai remplacé Anita Rachvelishvili.
Ah oui, une aventure incroyable !
Complètement folle ! Donc c’était Don Carlo, dans la version italienne, je chantais Tebaldo. Anita est sortie de l’air du voile, et le directeur de casting est venu me voir en catastrophe pour me dire : « Après, il faut que tu la remplaces ». C’était totalement imprévu, je n’étais pas sa doublure. Jamais personne n’avait pu imaginer qu’elle ait une défaillance. C’est quelqu’un de très solide, très professionnel, en plus d’être une excellente collègue. Ç’a été la panique à bord. Dans ces cas-là, on n’a pas le temps de réfléchir. On me dit « Tu peux le faire ? », je réponds que oui !
La production était en italien, et vous l’avez fait en français…
Parce que je ne connais pas le rôle en italien. Je n’en connais que des extraits, et c’est une chose de connaître les airs, c’en est une autre de chanter tout le rôle. En plus, le phrasé est très différent, les respirations ne sont pas aux mêmes endroits, les vocalises ne sont pas sur la même voyelle, ce qui change la position vocale, donc ça fait beaucoup de choses très différentes et qui ne s’improvisent pas à la volée ! On a d’abord parlé d’une lecture à vue en italien, mais je ne suis pas italophone, donc on a vite laissé tomber l’idée. Le chef, lui, ne connaissait pas la version française, et il ne savait pas où j’allais respirer. L’expérience a été vraiment extraordinaire, Anita était sur scène, elle mimait le rôle puisque je ne connaissais pas sa mise en scène et que je n’avais pas le costume, et on était dans une situation d’écoute plutôt acrobatique entre la fosse, la scène et moi qui étais complètement sur le côté de la scène ! Je n’entendais absolument pas les collègues qui étaient de l’autre côté de la scène, ni les instruments à l’autre bout de la fosse. C’était fou ! Une expérience à faire, peut-être pas à refaire ! Quand on regarde les biographies de chanteuses, il y a souvent des histoires de remplacement en catastrophe. J’aurai eu la mienne. En tout cas, la nouvelle s’est répandue comme une trainée de poudre…
Vous parliez des quarante-cinq rôles de votre jeune carrière. Il s’est passé beaucoup de choses en dix ans…
Je ne sais pas… Il y a des chanteurs qui commencent vers vingt-huit ans et donc peut-être tout de suite avec des rôles plus importants. Moi, j’ai commencé vers mes vingt-deux ans. Ma voix n’était pas mûre, donc j’ai fait beaucoup de petits rôles secondaires, où je n’avais pas grand chose à chanter.
Mais c’est précieux, un tel apprentissage du métier, un peu comme les chanteurs allemands, qui commencent dans des troupes de petites maisons ?
Je ne voudrais pas avoir fait autrement. Ce sont ces expériences qui m’ont permis de me développer scéniquement, et pas rien que vocalement, de maîtriser la scène, le trac, les répétitions, la distance avec sa famille, son environnement… C’est un apprentissage de la carrière que j’ai trouvé très salutaire, les choses se sont bien enchaînées, quand il le fallait. En ce sens-là, j’ai eu beaucoup de chance, et puis il y a la chance qu’on provoque… On parlait de ce remplacement à Paris. Il y a comme ça des opportunités qu’il faut saisir, on se dit « J’ai un trac monumental, mais j’y vais ! ». La carrière, c’est un peu ça. On ne peut pas forcer le destin, mais il y a des rendez-vous qu’il ne faut pas manquer. Il faut se préparer autant qu’on le peut, et être là au bon moment !
© D.R.