Quoi de plus insatisfaisant que la nécrologie d’un être cher, cet hommage compassé où une carrière est résumée en quelques lignes, la personnalité en une phrase, et où le lecteur ne trouve souvent qu’une image fossilisée et convenue de l’artiste qu’il aime ? Plutôt que de me livrer à cet exercice, j’ai préféré vous égrener quelques souvenirs qui me reviennent, en vrac, à la mémoire : les authentiques admirateurs et connaisseurs de Dame Joan y retrouveront sans doute des échos de leur propre expérience. Quant à ceux qui ne sont pas familiers avec cette artiste, j’espère que ces quelques lignes leur permettront de se la représenter sous un jour un peu différent.
Mon premier contact avec Dame Joan, c’est bien sur le disque, à une époque où celui-ci était en vinyle, c’est-à-dire cher et fragile. Les coffrets Decca étaient sans doute les plus beaux objets que l’on pouvait trouver : des prises de son techniquement parfaites, des livrets magnifiquement illustrés, mais des prix tout aussi exceptionnels. Ceci donnait aux enregistrements de Joan Sutherland une espèce d’aura de luxe froid qui participait à l’image du personnage : une perfection glacée qu’on ne pouvait s’offrir qu’occasionnellement. Les seuls enregistrements live existants étaient le plus souvent à l’époque des « pirates », poétiquement baptisés « enregistrements privés » pour échapper aux foudres des maisons de disques officielles. Ils offraient des satisfactions tout autres, avec une Dame Joan galvanisée par la scène. Mais ils étaient rares, coûtaient une fortune, on ne les trouvait que dans 2 magasins parisiens spécialisés (dont les amateurs guettaient jalousement les arrivages) , et leur qualité était épouvantable : l’écoute, par exemple, des Puritains de Philadelphie avec Nicolaï Gedda ou de San Francisco avec Alfredo Kraus, renouvelait l’expérience de Radio Londres, avec ce même petit pincement au cœur que procure l’interdit.
Tout cela pour dire que la première expérience scénique fut un choc ! C’était dans La Fille du Régiment. Dame Joan chantait aux côtés d’Alfredo, qui était, d’ailleurs, le motif principal de mon déplacement (je m’imaginais naïvement que le ténor espagnol ne garderait plus très longtemps son contre-ut !). Première stupéfaction : la voix était immense et remplissait sans efforts l’immense Metropolitan Opera, que le soprano chante forte ou piano. Ces capacités exceptionnelles sont d’ailleurs une raison de la longévité de la chanteuse : en fin de carrière, elle ne disposait plus que d’une fraction de ses moyens originaux, mais c’était toujours plus que ceux de la moyenne de ses consœurs plus jeunes. La prononciation était largement compréhensible, ce qui n’est pas vraiment une surprise. En effet, les premiers disques du soprano et, paradoxalement, les derniers, nous permettent d’apprécier une Dame Joan à la diction limpide ; ce sont les enregistrements intermédiaires (certes les plus nombreux) qui la voient préférer une beauté du son reposant sur le liant des syllabes, et qui lui vaudront une réputation d’inintelligibilité. Les suraigus sont ronds, percutants … et nombreux ! Ce n’est certes pas une surprise non plus, mais on est content que ça se confirme : il faut bien reconnaitre qu’une telle libéralité fait partie des plaisirs coupables des amateurs de ce répertoire. Kraus disait d’ailleurs que, lorsqu’il faisait un suraigu, il avait l’impression de faire un cadeau à ses amis. L’autre grande surprise, c’était l’aisance scénique : en vivandière, Sutherland était tout bêtement intensément drôle et ne semblait nullement embarrassée par les prouesses vocales exigées par le rôle.
Même constat avec sa Lucia di Lammermoor : le soprano australien se permettait un jeu de scène à l’époque inédit. A l’opposée des chanteuses hiératiques qui interprètent leur folie comme dans rêve, il faut l’avoir vu courir d’un bout de la scène à l’autre, comme poursuivant un oiseau mystérieux, répondant par ses roulades à celles de la flute ; il faut l’avoir vu chercher désespérément Edgardo parmi les chœurs dans la coda finale avant de s’effondrer dans un dernier contre-mi bémol.
Callas avait arraché le rôle de Lucia aux cocottes à suraigu, celui de Norma aux wagnériennes aventureuses. Cette révolution que la Divina avait commencée, c’est la Stupenda qui l’a achevée en débarrassant l’opéra romantique italien des scories du vérisme. Joan Sutherland et Richard Bonynge avaient en effet compris la nécessité impérative de contrôler les excès interprétatifs. Dans ce répertoire, l’émotion est créée au travers de la perfection vocale : piqués, trilles, roulades, souffle sont l’alphabet de cette musique ; couleurs, variations, piani ou suraigus en sont le vocabulaire ; autorité, mordant, urgence, abandon, douceur, extase, le résultat de cette maîtrise. Ecoutez sa première Amina dans The Art of The Prima Donna. Tout est déjà là : l’expression de la fragilité, d’une certaine pudeur, une réserve qui laisse place peu à peu à l’enthousiasme d’une jeune fille qui à du mal à croire à son bonheur…
On ne remerciera jamais assez Richard Bonynge d’avoir permis l’éclosion de ce miracle. Seule Montserrat Caballé a pu faire preuve d’une aussi grande adéquation stylistique au bel canto, mais elle a décidé rapidement de donner une orientation différente à son répertoire. Sutherland, avec une intégrité remarquable, ne s’écartera quasiment jamais de la voie / voix qu’elle avait choisie. Pourtant, l’écoute des compilations intitulées Sutherland rarities nous permettent de l’entendre à ses débuts dans Aida, Tannhäuser ou les Maîtres Chanteurs et elle y est déjà remarquable ; les extraits de Tosca aux côtés de Tito Gobbi sont édifiants : les deux chanteurs partageant le même micro, on peut apprécier le volume vocale dont Sutherland était capable, la largeur d’une voix qu’elle savait pourtant si bien alléger ; de même, son enregistrement de Turandot ou encore son récital Sutherland sings Wagner, nous montrent qu’un autre répertoire l’attendait.
Au chapitre de l’intégrité musicale, il faudrait aussi citer son respect envers son public : voici une chanteuse pour laquelle on pouvait faire en confiance des milliers de kilomètres sans frémir à l’idée qu’elle puisse s’arrêter de chanter après le premier acte, ou qu’elle annule la dernière de la série pour aller répéter ailleurs…
On a souvent dit que Dame Joan était finalement un personnage modeste et accessible, plein d’humour. Tout est dans le « finalement » ; car on ne pouvait approcher Sutherland sans être pris d’un irrépressible respect. Il n’y a plus eu depuis qu’elle s’est retirée des scènes, de diva à ce point authentique et naturelle (ce n’est pas elle qui aurait donné des interviews pour tenter de convaincre le grand public qu’elle était une femme comme tout le monde, moderne et sympa : qui l’aurait crue !). Il émanait de son port, de son physique, de sa prestance, une autorité innée qui vous coupait immédiatement toutes velléités de familiarité. C’est alors qu’elle avait un mot ou une plaisanterie qui venait rompre la solennité du moment et instaurer une cordialité dans l’échange : à l’issue de son récital à Garnier « je pense que les applaudissements étaient surtout pour la robe » ; répondant aux compliments pour sa Lucrezia Borgia à Barcelone (pour laquelle elle s’était substituée in extremis à June Anderson), elle avait eu un ironique : « vous êtes trop aimable, je ne suis qu’une remplaçante ». Interrogée sur ses engagements à venir, elle répondait, que dans l’immédiat, elle allait d’abord s’occuper de ses tulipes !
Sutherland aura réussi jusqu’à ses adieux à Sydney, quittant son public avec un « Home sweet home » d’une extrême simplicité qui exprimait finalement ses sentiments les plus profonds (et qui était aussi un clin d’œil d’ailleurs à la scène de folie d’Anna Bolena). Son départ a été le début du générique de fin d’une époque ; pas seulement d’un certain art du chant mais aussi d’une certaine façon d’être, faite de modestie, de fidélité et de professionnalisme, mais d’ouverture également (en témoigne sa contribution essentielle à le redécouverte de nombreux ouvrages tombés dans l’oubli). D’autres ont suivi dans ce générique, qui avaient été ses partenaires ou des collègues appréciés : Alfredo Kraus, Luciano Pavarotti, Birgit Nilsson … Il y a quelques années, alors qu’elle assistait à un hommage qui lui était consacré à Radio France, je l’avais abordé une dernière fois. La plupart des photos que je lui faisais signer étaient l’occasion de commentaires un peu las : « He’s gone », « He’s gone too », « She was a nice woman », … Dame Joan n’était clairement plus de notre temps et l’acceptait avec philosophie, ne fréquentant d’ailleurs les concours de chant et les hommages que pour le plaisir d’y retrouver d’anciens collègues. Son disque le plus personnel, enregistré sur le tard, est sans doute Talking pictures, où elle interprète (à sa façon, cela va sans dire) des musiques de films des années 40 : un moment de détente bien rare dans une carrière dont le cross-over a toujours été banni, qui exprime quelle époque était la sienne.
Nous avons eu, finalement, une chance exceptionnelle : on ne saura jamais quelles étaient les voix de Malibran ou de Pasta, mais nous avons eu Sutherland. Et grâce à son exceptionnelle discographie, nous pouvons l’entendre et la réentendre, et jalouser les anges pour qui elle chante désormais. Il doit y avoir des distributions formidables, là-haut.
Placido CARREROTTI