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Elisabeth Schwarzkopf, 100 ans après

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Actualité
9 décembre 2015

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Dans l’attachement que nous avons pour Elisabeth Schwarzkopf, il entre somme toute un peu trop de nostalgie.

Feuilleter l’album de sa vie, c’est déjà pénétrer dans un monde qui semble révolu. Cette naissance en 1915, alors que la Grande Guerre déjà saignait durablement l’Europe, nous paraît d’un autre monde. Un monde où l’on découvrait la musique familialement, par l’expérience physique et intellectuelle – qui était de faire soi-même de la musique, et non de l’entendre simplement faite par d’autres. Un monde où le talent musical, s’il était repéré, donnait lieu à un parcours balisé, conduisant à des carrières dont on n’attendait pas qu’elles fussent mondiales ; on se contentait bien qu’elles fussent locales ; il y avait toujours, n’est-ce pas, un petit théâtre pas loin, avec une petite troupe, et parfois un Kapellmeister un peu doué. Elisabeth Schwarzkopf est née dans cet univers où le musicien apprend son métier comme le menuisier ou l’instituteur, avec autant de légitimité et pas moins d’espoirs d’en vivre. L’artiste n’y est pas un saltimbanque livré au hasard des routes, mais un ouvrier voué à prendre sa place au sein d’institutions faites pour l’accueillir.

Certitudes.

Ce sont ces certitudes qui nous paraissent d’un autre âge. Avec un père instituteur et une mère musicienne, ces certitudes furent qui plus est non point seulement inculquées à Elisabeth Schwarzkopf, mais gravées profondément dans son esprit et quasiment dans sa chair. Alors, le parcours balisé devint trajectoire. Si doute il y eut en elle, ce fut sur la qualité de l’interprétation, sur les limites propres de l’expression ; doute aussi sur la quantité de travail à investir pour parvenir au résultat voulu. Le doute ne fut au pire que stase momentanée de la volonté. Il y a là quelque chose de bourgeois et de suranné, peut-être. Notre temps accorde une valeur considérable aux affres de l’artiste. Il a le culte des maudits et des déclassés. Elisabeth Schwarzkopf est au contraire le témoin en notre temps d’un ordre primant tout le reste.

Si nous portons quelque nostalgie de cela, c’est que cet ordre nous semble avoir été plus fécond que l’aléa et l’arbitraire de carrières météoriques, que les angoisses et les frustrations imposées à des chanteurs devenus chair à canon du circuit mondial, que l’impréparation et l’approximation qui nécessairement en résultent : il n’est qu’à lire l’autobiographie de Renée Fleming pour mesurer les effets désastreux de ces vies d’artistes grevées d’imprévu et de solitude. Aussi, nous ne sommes pas les seuls à être nostalgiques : le sont aussi tous les artistes d’aujourd’hui qui eussent finalement assez aimé, eux aussi, être assigné à un théâtre pourvu qu’il leur laisse quelque liberté, et qu’on leur permette de peaufiner et mûrir leur répertoire à l’abri d’institutions dédaignant le star system. On sait bien certes que du temps même de Schwarzkopf il n’en allait déjà plus tout à fait ainsi. Ainsi, elle semble avoir perpétué dans notre modernité un modèle d’artiste dont le moule déjà était, en réalité, brisé. Elle nous aura fait fantasmer sur cet autre temps du chant ; sur les lois bénies qui alors semblaient alors prévaloir et qui paraissaient entées dans une philosophie de l’art et de la vie toute empreinte de sagesse séculaire ; sur la disparition de cette philosophie.

Dans certains cas, la nostalgie peut aller même jusqu’au fantasme d’enracinement. Schwarzkopf semblait porter en elle une part assez fascinante d’immémorial, comme si elle avait recueilli l’art du chant et les secrets de sa manière aux sources les plus vives de l’art allemand – oserai-je dire echt Deutsch ? Car Elisabeth Schwarzkopf est encore de ces chanteurs qui avaient fait de l’allemand et de la culture allemande leur marque de fabrique. Peut-être dans sa génération fut-elle même la seule à s’y tenir à ce point.  Cela ajoute à son aura de vieille lignée teutonne. A distance, on croirait presque qu’elle put dîner avec Jean-Sébastien Bach. Cet enracinement revendiqué, presque jaloux, colora aigrement  son appartenance au parti nazi, dont nul ne put croire qu’il répondit strictement à des motifs administratifs. Telle fut sa face sombre, qui cependant n’eût pas existé sans l’éclairage fantasmatique nimbant la chanteuse.

Un legs tangible.

Par-delà songes et chimères, il est dans la vie de Schwarzkopf quelque chose de très tangible : c’est son legs, et d’abord son legs discographique. On a pu parler d’un âge d’or du chant. Quelque chose renaissait des cendres de l’Europe qui était inespéré et merveilleux. De cela, comment n’aurait-on pas la nostalgie ? La foison de spectacles inoubliés, de disques meublant notre mémoire, de noms dont chacun évoque tant de splendeurs, et qu’on trouve réunis sur une même affiche, dans une même troupe, sur un même disque : rien de cela n’est fantasmatique, tout est gravé, présent, là. Tout ce qui nous en reste a traversé le temps avec une fraîcheur parfaite.

Si ce legs était simple patrimoine chéri de tous, ce serait déjà bien. Mais il est davantage. La moisson miraculeuse des années 50 et 60 fut le ferment du demi-siècle suivant. Elle établit des standards auxquels on se référa longtemps et se réfère encore. Bien des éléments du miracle furent exhaussés au rang de principes sacrés de l’art lyrique. Ainsi, l’idée que l’opéra est un travail d’équipe : tout le monde savait cela, mais on l’oubliait un peu dans des productions mettant en avant telle diva, tel divo et non l’ensemble. Alors on se prit à admirer que dans une même distribution les chanteurs puissent non seulement fonctionner ensemble, mais pour ainsi dire s’apparier par la couleur des voix, la subtilité de l’intonation, par le jeu calculé des timbres. On fut frappé par l’unité que composaient des personnalités individuellement exceptionnelles. Tous les disques que Schwarzkopf enregistra avec Karajan en sont la preuve adamantine.

De même, on s’étonna que les chanteurs à ce point puissent écouter l’orchestre, et que l’orchestre puisse ainsi écouter les chanteurs, jusqu’à ce que soudain les timbres de la fosse et ceux de la scène échangent échos et reflets. On considéra comme un bien pour toujours cette façon de traiter le texte des lieder, de Strauss,  de Mozart, de Verdi. Bien des secrets de fabrication avaient naturellement précédé cette période, avaient précédé Schwarzkopf, mais soudain il semblait qu’on eût trouvé une recette particulière, inventé un chaudron magique où des ingrédients rares mais connus se combinaient en saveurs nouvelles. La puissance du disque en démultiplia l’effet et ce ne sont pas seulement de nouveaux standards, mais un nouveau goût, un nouveau type de jugement, une nouvelle échelle des valeurs qui s’imposèrent à tous, musiciens ou mélomanes. Aujourd’hui encore, toute tentative de revoir cette échelle des valeurs – par exemple en assurant que la Maréchale de Schwarzkopf ne tient pas la route devant celle de Régine Crespin ou Felicity Lott, que sa Fiordiligi est un peu raide et qu’on lui préfère Te Kanawa –  apparaissent comme d’aimables provocations ou comme le désir légitime et parfois judicieux de s’affranchir de critères qui certes désormais portent leur âge et étouffent un peu le jugement. C’est très sain. C’est très utile. Cela ne convainc qu’à la marge, d’abord parce que ces artistes qu’on aimerait voir succéder à Schwarzkopf parmi les références absolues,  prendre rang comme mètre-étalon de l’art du chant, avouent avoir fait leur oreille en écoutant Schwarzkopf.

Exactitude.

Nostalgie, que me veux-tu ? Allons, il ne fait aucun doute, pourtant, que Schwarzkopf et ses quelques compagnons de route n’ont pas regardé derrière eux, mais devant. Ils ont fait des choix, pris parti. Leur travail ne s’est jamais revendiqué d’autre chose que d’une volonté d’apporter aux compositeurs le plus haut degré de fidélité à l’idée qu’eux-mêmes, interprètes, se faisaient de leurs œuvres.

La notion de vérité interprétative leur fut en ce sens assez étrangère. Ils préféraient à la notion morale de vérité la notion scientifique d’exactitude. Schwarzkopf fut une fanatique de l’exactitude. Avant la beauté vocale, avec l’effet sonore, avant tout possible hédonisme musical venait la précision horlogère : on chantait Mozart, Strauss, Schubert, Wolf avec le souci du juste dosage, avec l’esprit de l’apothicaire des sons et des mots. Maniérisme, artifice, manque de naturel : que n’a-t-on alors entendu pour qualifier le résultat ? Admettons les réserves. Mais qu’on n’ajoute pas : passéisme, conservatisme. Car c’est tout le contraire. Schwarzkopf fut une chanteuse moderne, comme Gould fut un pianiste moderne. Il y eut chez elle quelque chose de profondément expérimental : ses récitals Wolf à Salzbourg sont des moments ardus relevant presque de la mathématique du timbre. Ses incarnations scéniques millimétrées démentent que le chant soit un phénomène physique : il est d’abord cosa mentale, qui touche aux fibres de nos nerfs par le truchement de l’intelligence, et non le contraire. Aucun chanteur désormais n’accède au premier rang sans cette rigueur dont avant Schwarzkopf et quelques autres on faisait souvent bon marché.

Schwarzkopf est l’emblème d’une considérable professionnalisation du chant : le jeu d’acteur au cordeau, le physique soigné pour plaire à la caméra, le perfectionnement linguistique comme condition sine qua non de toute carrière, le répertoire restreint mais maîtrisé au soupir près… Cette intransigeance typique de Schwarzkopf n’est finalement rien d’autre que l’exigence commune qui s’impose aujourd’hui à tout chanteur. Le meilleur talent pétri du plus grand des dons ne peut rien face à cela. Bien des choses épouvanteraient Schwarzkopf dans la manière dont va le monde de l’opéra. Sa part dans ce que ce monde a de meilleur est cependant majeure.

Une artiste du futur.

Inactuelle, fut-elle jamais plus actuelle ? D’abord, nous avons le bonheur d’être ses héritiers pléniers. Le meilleur de ce qu’elle avait à nous dire est là, disponible, parfaitement audible. Ce qu’elle avait à nous apprendre s’est, qu’on le veuille ou non, répandu comme évangile dans toutes les écoles de chant et parmi tous ceux qui ont à connaître de l’art lyrique. Ils sont certes peu nombreux ceux qui accèdent aux exigences qu’elle a su fixer par son exemple ; il suffit d’écouter quelques crécelles immédiatement contemporaines de Schwarzkopf pour se convaincre que cela ne date pas d’aujourd’hui.

Plus que tout, il importe de comprendre que nous n’avons pas épuisé le trésor Schwarzkopf. Ce maniérisme qu’on lui reproche n’est pas préciosité creuse ni complaisance vocale : c’est le fruit d’une recherche interprétative unique en son genre. Ce maniérisme serait peut-être condamnable s’il était imitable, mais il ne fut qu’à elle. Il témoigne d’un creusement du sens qui fait litière de la joliesse. Il n’appartient pas à une rhétorique périmée, mais à une vision pleinement de notre temps, faite d’interrogation du texte, d’acribie, de remise en question. Loin de toute vision acquise et adoubée par la tradition, Schwarzkopf fut en son genre une révolutionnaire. De cela, nous pouvons certes nous détourner, comme on se détourne des recherches de Gould et d’Arrau, voire de Harnoncourt qui sans doute fut son grand épigone en exactitude – révolutionnaires eux aussi, et tous par le retour au texte, par une forme retrouvée de textualité objective.

Aujourd’hui, une évidence s’impose : Schwarzkopf fut une chanteuse de l’avenir. Elle ne travailla pas pour ses contemporains seulement ; elle œuvra pour nous, les puînés. De toute sa force et de tout son talent, elle fit en sorte de nous dévoiler méthodiquement ce qu’avant elle on n’avait pas même soupçonné dans le texte musical. La révélation, à qui veut l’entendre, est toujours nouvelle, toujours redécouverte. Qui la suit sur ces sentiers difficiles entre dans des royaumes inconnus. C’est pourquoi nous n’en avons pas fini avec Schwarzkopf.

Elle aurait eu cent ans le 9 décembre 2015. Pour elle, la vie ne fait que commencer.

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