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Nous sommes tous des cochons

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Edito
11 juin 2016

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Il y a un an était publié un rapport de l’Inspection Générale de la Ville de Paris pour la prévention du risque d’abus pédophiles (1). Ce rapport consacre une partie de son propos aux cours individuels de musique. On y lit que les cours individuels sont un terreau propice à l’expression des plus bas instincts, puisqu’ils sont « porteurs de risque de dérapages importants qui s’inscrivent dans la durée, de rapports de proximité et de séduction et d’un contexte musical marqué par une banalisation des relations sexuelles et amoureuses entre maître et élève« . Un exemple est cité à l’appui : la relation qui se créa jadis entre Hélène Grimaud et son professeur (cette mention explicite fut ensuite retirée). Encore pire que les cours individuels sont les séminaires musicaux, « temps propices aux rapports de séduction entre maître et élève, à la promiscuité et aux soirées en présence de drogues et d’alcool ; les élèves mineurs étant accueillis avec des élèves majeurs« .

Les professeurs de musique ont découvert récemment ledit rapport et s’en sont – on l’imagine bien – indignés. François Fremeau, président de l’ANEDA (Association nationale des enseignants de disciplines artistiques) : « Qu’est-ce que cela veut dire ? Que nous, enseignants, nous nous rendons en classe non pas pour enseigner la musique mais pour séduire nos élèves ? » Il serait souhaitable que la mairie de Paris leur rende raison de ces soupçons indignes, derrière lesquels beaucoup soupçonnent la simple volonté de supprimer les cours individuels de musique (cette abomination élitiste), comme cela fut récemment fait dans les centres d’animation de la ville. La Ville de Paris assure qu’il n’en sera rien et a intimé l’ordre aux directeurs de conservatoire de ne pas s’exprimer dans la presse sans son autorisation.

Il faut cependant revenir sur cette notion de « séduction » qui serait propre à la relation entre le maître de musique et son élève. On doit certes la rejeter dès lors qu’elle se teinte des couleurs blafardes de la convoitise sexuelle. Mais faut-il pour autant réduire cette relation à une simple transmission de savoir ? Je ne le crois pas. Ce n’est pas parce que les maîtres de musique n’ont aucune envie d’être considérés comme des Marc Dutroux en puissance qu’ils doivent nier la dimension très particulière de l’enseignement musical.

Les maîtres de musique ne dispensent pas un savoir positif. L’apprentissage de la musique s’adresse à des esprits, mais aussi à des corps. Je ne connais guère de maître de musique qui s’abstienne tout à fait, horresco referens, de toucher son élève ; pour corriger sa posture ; pour lui indiquer un geste ; pour désigner un point névralgique d’où part un mouvement, un muscle où circule une énergie. Une proximité physique s’instaure, qui en effet n’est pas une séduction, mais qui est une communication que les mots ne suffisent pas à établir. La musique même, si immatérielle soit-elle, n’est rien d’autre qu’un phénomène physique, qu’un geste modifie, qu’une crispation altère, qu’une sensation précise magnifie. L’impact même en est d’abord sensoriel.

C’est parce qu’il est porteur de cette aura physique que le musicien est beau. Oui, même Radu Lupu. Il y a quelque magie sensuelle dans la façon dont un musicien dispense la sensation. Un ascendant s’exerce. Un charme opère. Les barrières de la pudeur tombent. Nous nous avouons conquis. Qui nierait la dimension quasi-sexuelle de cette relation qui s’installe entre les musiciens et nous ? Mais cette sexualisation-là est d’une nature qui n’appelle pas l’assouvissement physique. Elle s’adresse à une autre part de nos instincts et de nos pulsions. Elle se réserve même l’accès exclusif à cette part de notre être qu’elle seule fait vibrer. Etrange privilège. 

Le maître de musique n’ignore rien des arcanes de cette séduction-là. Il sait qu’entre l’élève et lui peut naître une forme singulière d’amitié. Un lien quasi initiatique s’instaure souvent. Une affinité élective s’enracine dans le terreau si particulier du partage musical.

Les inspecteurs de la Ville ont flairé cela. Les professeurs se récrient. Ils ont tort. Ils feraient mieux de revendiquer haut et fort la singularité du lien que la musique crée entre le maître et l’élève. Oui, ce lien est puissant. Il est parfois dérangeant. Il est profondément marquant. Mais dire qu’il dégénère plus souvent qu’à son tour en concupiscence pédophile, voire qu’il contient en lui le germe de « dérapages », est une ânerie sans nom. Car il n’y a rien de pathologique dans ce lien. Il n’y a rien de pervers dans ce partage. La dimension sensorielle, physiologique, physique, ne porte pas en elle la transgression. Ou alors il faudrait dire de toute relation humaine impliquant plus qu’un échange strictement cérébral qu’elle porte en elle toutes les dérives possibles. Le monde serait alors une immense orgie.

Les inspecteurs de la Ville de Paris ont sur la complexité de la relation humaine le regard nuancé de procureurs des procès de Moscou. Tout ce qui échappe à la navrante grisaille de la relation que norment les textes administratifs et calibre la surveillance policière est donc suspect. Il y a intérêt dans ces conditions à placer sous étroit contrôle les mères et les pères, les frères et les sœurs, les amitiés tendres et les amourettes innocentes.

Le plus simple serait peut-être de s’inquiéter de la santé mentale desdits inspecteurs : traquant les délinquants, pistant les abus, tentant de prévenir le mal – mission noble entre toutes -, les voici convaincus que les cochons sont partout, affolés qu’un frôlement ne donne lieu à un viol sanglant, persuadés que les conservatoires sont le poste avancé de la débauche la plus noire et qu’on y organise de nuit des rites sataniques où les instruments de musique servent d’ustensiles à de cruelles maltraitances. Le sens de la mesure les a abandonnés, une forme aiguë de paranoïa les a contaminés. Combattre les délits pédophiles est une nécessité absolue, mais je crains que leur prévention ne prenne des formes un peu radicales dans l’esprit des charmants inspecteurs. Bientôt peut-être, on les verra surgir sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées au moment le plus enivrant d’un récital de Cecilia Bartoli pour mettre sous camisole cette folle lubrique et placer sous protection judiciaire les spectateurs de moins de dix-huit ans. 

Professeurs de musique, je vous en conjure, n’entrez pas dans ces débats. Nous admirons que votre métier soit aussi une éducation des corps, et non seulement des esprits. Il est naturel que la musique soit une expérience dépassant la froide raison. Revendiquez-le haut et fort, en ce monde que les écrans et les règlements aseptisent. Et faites entendre aux vaillants pions qui vous inspectent que rien de tout cela ne fait de vous des Rois des Aulnes assoiffés de chair fraîche, pas plus que la musique ne transforme ceux qui l’écoutent en singes et en cochons, comme l’assurait récemment un désopilant imam.

Nous sommes en 2016, et la musique décidément reste la première cible de ce qui, sous toutes les latitudes, caractérise les dictatures, qu’elles soient déclarées ou insidieuses : le puritanisme.  

 

(1) https://api-site.paris.fr/images/78353

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