Dans une interview publiée voici quelques jours, le directeur général de la Staatsoper de Vienne, Bogdan Roščić annonce qu’il ne sera plus secondé après 2025 d’un directeur musical au sein de l’institution. Philippe Jordan ayant annoncé qu’il ne solliciterait pas le renouvellement de son mandat (une décision que le directeur en profite, assez inélégamment, pour s’attribuer), la suite de l’histoire s’écrira avec une série de chefs d’orchestre tournants.
Le directeur de l’Opéra de Vienne fait valoir le caractère tout à fait spécial de cette situation pour justifier d’y mettre un terme. Il ne fait aucun doute que l’ancien journaliste de 58 ans qui a été prolongé en juin dernier jusqu’en 2030 s’ôte ainsi une belle épine du pied. Il est certain en effet qu’à Vienne, le cœur battant de l’Opéra est dans la fosse. Partager le pouvoir et l’influence que l’on peut exercer sur une phalange qui n’a jamais manqué de rappeler sa prépotence est évidemment pour le directeur une frustration de tous les jours. Le privilège éminent du directeur musical de chuchoter à l’oreille de l’orchestre est un facteur de perturbation permanent du rapport de force interne. C’est bien cette raison qui avait fait décider à Dominique Meyer de ne pas remplacer Franz Welser-Möst à l’issue de son mandat viennois.
Le couple directeur/directeur musical, et la guerre froide qui anime souvent leur relation, est une grande constante de l’histoire moderne de l’opéra. Faut-il donner tous les pouvoirs, y compris les pouvoirs artistiques, à une seule personne ? Ou bien faut-il admettre qu’on ne peut être à la fois un grand administrateur et un directeur musical avisé ? Tout cela dépend éminemment des personnalités, mais surtout des rapports de force internes aux institutions lyriques.
A Vienne même, la guerre de tranchées entre Karajan et Egon Hilbert a laissé des souvenirs douloureux, mais l’entente entre Dresde et Abbado semble avoir plutôt fonctionné. A Paris comme à Milan, les situations ont également varié. Mais ce qui surprend le plus dans cette affaire, c’est que le problème reste constamment posé. Chaque directeur ou directrice se demande s’il faut nommer un directeur ou une directrice artistique, et la relation ainsi instituée alimente la chronique depuis des décennies, et même davantage.
C’est un des signes du conservatisme du monde de l’opéra. Un imprésario du XVIIIe siècle qui, tel Hibernatus, reviendrait aujourd’hui à la vie ne reconnaîtrait rien de notre monde, sauf le fonctionnement des théâtres lyriques. Il est assez étonnant que la gouvernance de ces institutions, qui emploient généralement des équipes nombreuses, soit encore à ce point tournée vers la toute-puissance du directeur (ou de la directrice), à la fois administrateur en chef, patron des budgets, visionnaire artistique, fin connaisseur des voix, des pupitres, des metteurs en scène, ambassadeur auprès des mécènes, expert en intendance, interlocuteur du gouvernement… La vérité est que les directions d’Opéra sont, de par le monde, très souvent encore entre les mains d’une seule personne, qui a généralement été le choix d’un comité, d’un conseil d’administration, d’un exécutif public, et utilise cette onction comme un viatique vers la toute-puissance, à tel point que la simple idée de partager le pouvoir avec un directeur musical devient à l’usage presque insupportable.
Cela tient tant que le monde lyrique continue à produire des personnalités suffisamment polyvalentes pour endosser le costume. Mais la source semble décidément de plus en plus tarie. Nommer des dirigeants d’institutions lyriques tient de plus en plus du casse-tête, parce que les moutons à cinq pattes se font de plus en plus rares. Viendra sans doute l’heure où, faute de profils adaptés, à cette omnipotence, il faudra non se résoudre à choisir des demi-portions, mais à réviser drastiquement les systèmes de gouvernance, pour les aligner sur ce qui se fait dans d’autres types d’organisation, où l’on admet la déconcentration des pouvoirs, le partage des expertises, la pluralité des regards, la voix au chapitre des compétences. Dans la tentative toujours plus urgente d’ouvrir les maisons d’opéra sur la Cité, la personnalisation à outrance du pouvoir reste un frein d’un autre temps.