Qu’il s’agisse de l’extermination des Chrétiens d’Orient, des violences faites aux Juifs de France, de la démolition du patrimoine millénaire de l’humanité, de la guerre qui s’embrase au cœur de l’Europe – hier à Donetsk, aujourd’hui à Marioupol –, des tueries du Moyen-Orient, nos consciences se doivent d’être en alerte. Elles sont, hélas, bien engourdies. Les images choquantes relayées par la télévision ou par Internet et les cris d’orfraie de quelques politiques ne suffisent pas pour nous tirer d’une certaine passivité collective.
Le fond en est une immense ignorance.
Certes on nous montre des populations déplacées, des massacres, des guerres de religion et nous sommes priés de prendre parti pour les victimes contre les bourreaux. Mais sommes-nous sûrs de comprendre ce qui se trame sous nos yeux ? Qui comprend réellement la politique d’un Poutine ? Que savons-nous au juste des objectifs politiques de l’Etat islamique ? Avons-nous percé à jour les raisons qui poussent des compatriotes à partir pour la Syrie puis à tenter d’en revenir pour porter la guerre chez nous ? Ignorance, idées confuses, préjugés sont notre lot dans ces matières. Nous peinons à comprendre les ressorts de la barbarie et, faute de les anticiper, nous contentons d’en déplorer les conséquences.
Allons plus loin : nous ignorons tout de l’islam. Un récent article du Figaro faisait état de l’inquiétante radicalisation salafiste des mosquées de France (en réalité, on apprend que moins d’1% des mosquées sont concernées), tout en donnant la parole à un spécialiste de l’islam indiquant que le salafisme n’est pas un mouvement guerrier (djihadiste). Contradiction ? Les soldats d’Allah qui ont tué sur notre sol ignoraient l’alpha et l’oméga du Coran. Entrez dans une librairie de bon niveau : vous ne trouverez presque rien de la littérature en langue arabe, dont une immense partie reste non-traduite, malgré les efforts méritoires, entre quelques autres, de la collection Sindbad chez Actes-Sud. Il y a là une béance culturelle.
Cette ignorance est volontaire.
C’est nous qui avons réduit le politique à l’économique. Nous avons limité le champ civique à des taux statistiques. Tout ce qui n’est pas économique est frappé du soupçon d’inutilité.
Paradoxalement, les barbares que nous vitupérons nous apprennent à renouer avec les soubassements de notre civilisation. En démolissant sous nos yeux les statues de l’antique Ninive, ils ont suscité une réaction plus virulente qu’en égorgeant ou brûlant vifs des otages. En tuant des dessinateurs, ils ont atteint une strate profonde. C’est que le sentiment de notre enracinement culturel n’est pas complètement mort : écrire, sculpter, peindre, faire de la musique… rien de tout cela n’est placé au premier rang des préoccupations d’un Occident assoupi, mais lorsqu’on y attente, un vieil inconscient se réveille, comme le dragon du Ring. Le système nerveux n’est pas complètement détruit. Il est, simplement, comme paralysé.
L’ignorance se double en effet d’une grande indifférence.
Car rien de ce que nous voyons autour de nous saper la conception que nous nous faisons de l’humanité et de la civilisation ne suffit à renverser le discours utilitariste et la bêtise matérialiste dont nos sociétés sont percluses depuis des décennies.
Rien de tout cela ne suffit à instaurer sur-le-champ l’enseignement obligatoire à l’école de l’histoire de l’art, de la musique, du latin et du grec, bref, à ramener l’école vers sa destination humaniste.
Rien de tout cela ne suffit à dissuader les collectivités locales de maintenir contre la crise économique cet « élitisme » qu’elles honnissent. Ne convainc la Ville de Paris de financer à sa juste hauteur la Philharmonie, ni le ministère de la culture de rendre aux Conservatoires la part budgétaire jusqu’ici versée par l’Etat (1). Ne rend leur dignité aux filières littéraires et aux sciences humaines, toujours étiquetées « improductives » par des employeurs qui préfèrent des incultes dociles à des employés qui ont lu Kant ou Foucault. Rien de tout cela ne nous fait sortir du discours formaté sur l’innovation technologique comme réponse à tous nos maux, alors même que nous voyons combien cette innovation à maints égards les aggrave.
Mais, qui sait ? cela peut rendre un peu de force et de capacité de conviction aux propos de ceux qui justement ont pour fonction d’édifier des digues contre la barbarie.
Ainsi récemment, les propos d’une sagesse confondante confiés par José van Dam à l’excellent Thierry Hillériteau, du Figaro, parlant de « l’éternité de la musique » avec une humilité bouleversante (2). Ou encore les réponses si simples et si lumineuses de Jonas Kaufmann sur la dimension émotionnelle de l’opéra en réponse aux questions de la RAI (3).
Ce sont aussi les justes analyses du nouveau directeur de l’Opéra de Paris s’interrogeant sur l’inquiétant décalage entre les habitudes de communication des jeunes structurées par le numérique et le positionnement des institutions culturelles, promises si elles ne changent rien à une obsolescence accélérée, d’où le projet de « troisième salle » (analyses que trois minutes trente tragicomiques ont cruellement validées – et de fait oblitérées –, leur propagation virale leur ayant donné un impact planétaire).
Ce sont les mots d’Antonio Pappano à propos de son enregistrement d’Aida : son ambition est tout bonnement de démontrer que les grands enregistrements studio ont encore un sens et un avenir. A cela s’ajoutent les efforts quotidiens, et parfois invisibles, de tous ceux qui créent, jouent, écrivent, construisent, enseignent, fabriquent, questionnent : en somme de tous ceux qui conjurent ce que Thérèse Delpech appelait l’ « ensauvagement », et qui sous nos latitudes est le fruit désolant d’une indifférence morne.
Contre cette indifférence, Gramsci a écrit des textes virulents et enflammés (comme celui, quasi juvénile, de La Città del Futuro publié le 11 février 1917). Mais la meilleure parabole de notre assoupissement collectif, je la trouve dans les hautes sottises du divin Nasr Eddin Hodja :
« On vient annoncer à Nasr Eddin, en pleine sieste, la mort de sa mère, qu’il chérissait beaucoup :
– Ma mère est morte ? murmure-t-il en entrouvrant les yeux. Ah ! mes amis, cette nouvelle va me faire beaucoup de peine lorsque je vais me réveiller ».