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Gatsby ne chante plus

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Edito
7 décembre 2018
Gatsby ne chante plus

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Souvent, des voix que nous aimons, que nous avons applaudies, se taisent dans le silence. Comme l’éléphant – le dos voûté – qui s’en va mourir loin des siens, au soleil, sur des herbes ocres. C’est qu’on se fait une idée romantique de la carrière de chanteur d’opéra. On s’imagine qu’un jour – plein de panache – telle soprano a appelé son agent pour lui dire qu’à telle date, elle chanterait son chant du cygne. Ce soir-là, le public aura été averti. Ses familiers auront fait le déplacement depuis les territoires les plus éloignés. Et tout le monde fêtera, dans un fracas de clameurs et sous des confettis floraux, la vie et l’œuvre de la voix chérie. 
 
Sans aller aussi loin, on pourrait imaginer qu’un chanteur décide un jour de prendre sa retraite. Qu’il considère les forces vocales et physiques investies tout au long de sa vie et palisse un peu à l’idée de devoir continuer. La voix, parfois, ne suffit pas à tenir bon, face aux exigences d’un métier réputé féroce. N’est-ce pas José van Dam qui dit un jour « je préfère qu’on se demande pourquoi j’ai arrêté plutôt qu’on se demande pourquoi je chante encore » ? Ceux, justement, qui voient s’installer les premières fissures – à peine perceptibles – dans les gypseries de leur voix, savent-ils que l’implacable logique du déclin déjà galope en eux ? Décident-ils alors de s’en aller ?
 
Les images des adieux de Beverly Sills sont célèbres. Entourée de ses amis, sur la scène du New-York City opera (dont elle allait prendre la direction artistique), la soprano chanta pendant deux heures. De l’opérette, des musicals et – pour dire vraiment au-revoir – une berceuse portugaise. Elle fut ovationnée pendant de longues heures, pleura beaucoup, reçut infiniment d’amour et – en faisant de grands signes de la main droite – quitta les feux de la rampe sous le regard de son public. Sublime manière de gagner les berges du silence. Moins belle peut-être qu’Eleonor Steber qui – en pleine épidémie du Sida – enregistra son dernier album dans les fumerolles d’un sauna gay. 
 
La vérité, souvent, est très différente. 
Un jour – simplement – le téléphone cesse de sonner. L’agent qui vous a soutenu depuis des décennies regarde le bout de ses chaussures et ne trouve rien à dire. Pourtant, on se révolte, on se dit intérieurement « mais, je ne suis pas fini, je ne suis pas prêt, surtout, à dire au revoir à ce métier ». Mais, en vous oubliant, les directeurs d’opéra l’ont fait pour vous. Pour combien de chanteurs qui décident eux-mêmes d’en finir avec la scène, combien attendent-ils l’appel qui relancera leur carrière ?
 
Renée Fleming a quitté les scènes avec courage, estimant qu’à bientôt soixante ans, il n’était plus question pour elle de minauder des rôles de jeune première sous les caméras de l’ultra-haute définition. Le cas Fleming est très symptomatique, car ce qui relève ici d’une décision que certains s’empresseront de trouver précipitée, une large majorité de chanteurs le vit comme une sentence prononcée à son corps défendant. 
 
Cette carrière, qui fut un long chemin de croix où chaque victoire fut le résultat d’un millier de sacrifices, connaît enfin un bref decrescendo. Les projets se raréfient, ceux qui jadis se battaient pour vous engager ne répondent plus au téléphone et l’agent qui vous lança a désormais repéré cette jeune pousse prometteuse qui mobilise toute son énergie. 
 
Ainsi la lumière s’éteint-elle, sans reconnaissance, froidement, tristement, sur des carrières qui nous ont fait vibrer. Et ce jour – glaçant – où on l’on tombe sur une boîte à chaussures remplie de vieux programmes, avec ces distributions constellées de noms éteints qui, dix ans plus tôt, étaient l’alpha et l’oméga de l’art lyrique. Que sont-ils devenus ? Qui les a remerciés ? Pas même un pot de départ, sinistre et froid, pour célébrer ces lendemains de fête ? Nos scènes malheureusement, sont ce Gatsby multiplié, où des milliers de voix rentrent dans l’obscurité sans un peu de l’amour qui – pourtant – fut leur moteur.

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