Te souviens-tu, lecteur, du monde d’après ? Oui, celui qui devait, purifié par le feu de la pandémie, ramener l’humanité à la bienveillance et à la sollicitude, et ouvrir un cycle de quiescence universelle. Tels les prisonniers de Fidelio retrouvant la lumière, nous étions supposés – enfin délivrés – murmurer de doux chants de gratitude. Tu parles. L’humanité s’est déconfinée avec la douceur d’un pitbull trop longtemps condamné aux haricots verts. Nous avons rouvert nos portes et nos fenêtres pour constater l’effondrement des économies, l’embrasement des conflits raciaux, l’emballement des délires déguisant en moraline leurs visées totalitaires. Ensauvagement ? En tout cas délitement, égarement, ressentiment : tout cela fleurit sur l’incertitude dans laquelle nous plonge la pandémie, comme si tous nous vivions, éloignés brusquement de nos habitudes, de nos routines, une sorte de fin de l’histoire, une désagrégation subtile mais profonde de nos existences.
Le plus frappant cependant, c’est le silence qui s’est fait, comme, dit-on, la nature qui se tait avant la catastrophe. Ce silence est celui des instruments et des voix, des poètes, des conteurs, des comédiens et des chanteurs. Ce silence un temps fut le bienvenu, car nous vivions dans trop de bruit. Assourdissant était le monde d’avant. Nous avons aimé que les villes se taisent. Que la rumeur de la faune se fasse entendre de nouveau. Cet émerveillement n’a qu’un temps. Depuis quand n’avons-nous pas entendu un orchestre sonner ? une soprano triller ? un comédien déclamer ? Au début, c’est un manque. Un sentiment de vide. Puis cela devient une gêne, et un besoin. Enfin, une soif. Le silence prolongé de tous ceux qui éveillent en nous ce que nous avons de vibratile, et qui vient nous chercher au fond des tripes et au creux de l’âme, ce silence est devenu insupportable. Il est d’autant plus pénible qu’il semble avoir entièrement cédé la place aux fracas du monde, à la cruauté des affrontements politiques, aux rugissements sociaux. Nous sommes privés de nos contrepoisons, de ce qui nous aide à conserver notre confiance dans l’humanité même quand celle-ci se déchire et s’abîme. Nous sommes comparables à ces enfants qui se bouchent les oreilles quand les adultes crient trop fort : seulement au lieu de nous boucher les oreilles, nous allons au théâtre, au concert, à l’opéra, nous repaître de la mélodie du monde, nous nettoyer des scories du quotidien, et renaître un peu à nous-mêmes. Privés de ces heures lustrales, nous sommes livrés tels Amfortas à la douleur lancinante du monde.
S’il faut que les salles de concert, d’opéra, de théâtre rouvrent, c’est évidemment parce qu’il faut que les artistes puissent reprendre leur activité, en vivre, et que le public puisse retrouver le bonheur de les écouter. Mais cela va bien au-delà. Il faut que les salles rouvrent pour opposer aux violences du monde la force et la grandeur de l’art. Il faut que des voix s’élèvent qui fussent le contrechant des hurlements de l’Histoire. Beckett, Racine, Verdi, Messiaen, Beethoven, Molière, Bach… ne sont pas pourvoyeurs de plaisir seulement, et ils ne sont pas le prétexte à des rituels codés dont certains moquent l’élitisme : leur voix rend le monde fréquentable ; leur silence le rend sinistre et lourd. Il n’est point même besoin d’aller au spectacle tous les soirs ; le simple fait de savoir que quelque part on peut entendre Beaumarchais, Puccini, Shakespeare ou Ravel réconforte et rassérène. Cela veut dire que le monde reste hospitalier. Que nous y avons encore une place et que nous y avons des semblables. On n’a le courage de marcher encore dans le désert que convaincu de parvenir à l’oasis.
La « culture » n’est pas ce qui nous divertit. Elle est ce qui nous purifie, comme disait Aristote. Ce qui nous justifie. Elle est ce qui nous rend le monde habitable. Puisse cette parenthèse nous l’avoir fait mieux comprendre et que nul n’ose plus jamais le contester. Puisse cette parenthèse se refermer bien vite. Bonne rentrée à tous.