Les croque-morts, les huissiers de justice, les critiques musicaux appartiennent à une catégorie d’individus dont la société reconnaît généralement l’utilité – quoique du bout des lèvres – mais dont les individus se satisfont de ne pas croiser la route. C’est de bonne guerre. Si les premiers s’acquittent d’une tâche ingrate (celle de nous accompagner dans notre dernier voyage), si les seconds se chargent de saisir notre télé couleurs quand nous ne payons pas nos impôts, les troisièmes peinent à justifier pleinement leur utilité. Quel paradoxe que ce site, que vous lisez (ça, vous ne pouvez pas le nier) se soit construit autour d’une pratique qui étonne jusqu’à ceux qui l’exercent.
Le Coyote de Chuck Jones poursuit Bip Bip avec un couteau, décidé à le manger. Épisode après épisode, il échoue dans ses projets gastronomiques et la paie systématiquement de sa vie, finissant au fond d’un canyon dans un nuage de poussière ou en explosant à la dynamite, en passant sous un train. Ainsi l’histoire de l’art traite-t-elle les critiques, exposant leur ridicule, leur aveuglement, leur incapacité à saisir la modernité quand elle bouscule leurs petites habitudes. Contre Sainte-Beuve de Proust ne s’est pas hissé par hasard au rang de chef d’œuvre.
Le critique a le sentiment d’appartenir à une classe indigne. C’est un intouchable. Dans les réceptions, il est souvent le plus mal habillé, peinant à maîtriser les codes mondains, suant à grosses gouttes dans des pulls trop grands qui moulent son abdomen. Il a le regard fuyant et semble s’excuser, dans le tressautement d’une voix peu timbrée, des abominations qu’il écrira une fois rentré à la maison. On le devine heureux, face à son clavier, de démolir le contre-ut de Madame Stupenda et d’émettre les plus vives réserves sur l’élégance du squillo du grand ténor Poliglotto. Pourtant il n’en est rien. C’est un critique qui vous le dit.
Comme la tégénaire, l’araignée velue qui habite les tuyaux de votre douche, sa mine épouvantable et ses pattes velues masquent, derrière une apparence hideuse, de réelles vertus dans l’écosystème. Car la tégénaire, comme vous et moi, aime la vie. Et le critique aime les arts et les artistes. Ce qui le motive – dans la plupart des cas – c’est d’avoir un jour ressenti une indicible émotion. Et ce qui l’anime – dans la plupart des cas – c’est de mettre des mots sur cette vibration, sur cet élan du cœur, qui l’a un jour décidé à suivre les artistes dans le monde entier, pour rendre compte de leurs enchantements.
Ainsi, sur Forumopera, avons-nous conscience d’être parfois d’horribles tarentules bariolées munies de pédipalpes vénéneuses. Nous en sommes, au fond, bien désolés. Surtout, nous savons que nos mots arrivent rarement à la cheville de l’engagement des artistes. Fut-ce du grand ténor Poliglotto. Nous connaissons notre rang dans l’histoire de l’art. Nos avis ne sont jamais que la tentative d’expliquer une émotion ou un désappointement fugitif. Ce que la critique peut, c’est exprimer l’émotion d’une lecture. Ce qu’elle ne peut pas, c’est prétendre à la vérité.